La « non-danse » danse encore

Mouvement 1 May 2004French

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L’an passé, Le Monde proclamait « la fin annoncée de la non-danse » et entrevoyait un « retour au beau mouvement ». Vaines oppositions ? Mieux vaut questionner, dans un contexte généralisé de crise de la représentation, ce qui fait aujourd’hui source et inscription de la danse.

« Ils ont tiré sur tout ce qui danse, et tirent encore. (…) Ils sont néo-existentiels tendance nihiliste, parfois même farceurs. Mais aussi donneurs de leçons, nombrilistes, prompts à exclure ». L’an passé, à l’occasion des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, Le Monde fustigeait cette « communauté autoproclamée », de chorégraphes qui « tiennent la danse à distance », et dont les écarts commenceraient à « plomber le regard ». La critique du Monde, Dominique Frétard, proclamait « la fin annoncée de la non-danse » et se laissait aller à prévoir un « retour au beau mouvement » (1).

Ce n’était certes qu’un article, mais il fit grand bruit. Précisons d’emblée que cette soit-disant « non-danse » n’a jamais existé. En tout cas, jamais revendiquée comme telle par les artistes hâtivement rangés sous cette bannière. Mais la question peut être autrement posée. La critique de la représentation spectaculaire par les moyens de la représentation, dans laquelle se sont en effet engagés bon nombre de danseurs-chorégraphes, ne risque t-elle pas de s’épuiser ? Et y aurait-il lieu, pourquoi pas, d’espérer un « retour à » la « vraie danse » et aux canons esthétiques qui lui seraient attachés ?

Herman Diephuis, l’un des artistes présents cette année aux Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, s’en explique tout de go :

« Le retour du beau mouvement est annoncé. La question se pose dès lors : par quel chemin atteindre la beauté du geste. Si nous l’avons perdue et que nous ne pouvons la retrouver en nous-mêmes, devons-nous la chercher ailleurs ? ». Un rien pince-sans-rire, le chorégraphe désigne l’une des valeurs-refuges du consensus en la matière : la peinture de la Renaissance italienne – « tout le monde s’accorde à y voir le beau ! ». Soit une époque qui elle-même procéda par reconstruction imaginaire de la gloire d’une époque antérieure, l’Antiquité classique. Mettant en boucle cet enchaînement référentiel, Herman Diephuis discerne dans ces tableaux l’hyper-réalité des présences qui les anime, tout autant que l’extrême artifice de leurs modes de représentation. Scène religieuse après scène religieuse, de Vierges à l’enfant en Descentes de croix, de posture en posture, les danseurs Julien Gallée-Ferré et Claire Haenni partent en quête d’un mouvement qui découle paradoxalement de regards portés sur ces représentations immobiles. Au travers de cette immobilité mise en mouvement, on discernera la quête d’une définition instable du beau, qui ne saurait être autre que ce qui en inspire le sentiment. Voilà donc qu’à l’heure supposée d’une fin de la non-danse, Herman Diephuis questionne de plus belle les mécanismes projectifs de la représentation. (2)

Toujours au programme des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, Rachid Ouramdane semble lui aussi en quête d’une historicité référentielle, cette fois interne à la danse, avec La Mort et le jeune homme, évident clin d’œil au Jeune homme et la mort, ballet légendaire signé en 1946 par Jean Cocteau et Roland Petit, et dont l’argument portait en son cœur le suicide amoureux. Façon de dire qu’il n’est d’identité que tamisée de pertes et de disparitions ? Lorsque Rachid Ouramdane active le moteur de recherche Google avec les mots « jeune homme » et « mort », il obtient une flopée de réponses, touchant à tous les domaines de la philosophie, de l’esthétique et très particulièrement de la médecine. Est-ce suffisant pour cantonner ce chorégraphe dans la catégorie danse et nouvelles technologies ? Si Internet se présente ici comme une gigantesque bibliothèque de références menacées par l’indifférenciation, il n’est de dessein plus chorégraphique que de créer l’ailleurs d’une temporalité et d’une spatialité qui soient propres à l’artiste, en jouant des accidents expérimentaux de l’hyper-texte, et en y branchant une hyper-danse à aborder, plutôt qu’à dessiner. Ce faisant, Rachid Ouramdane approfondit une réinvention de la présence, le bouleversement multimédiatique de la représentation, y participant activement (3).

Bref, plutôt que de « non-danse », force est de constater le renouvellement considérable de l’approche de la danse par un certain nombre d’artistes chorégraphiques. L’essence même de leur projet, qui transgresse les cloisonnements disciplinaires, a ouvert sur une telle variété de pratiques et de formes, qu’il est vain de chercher à les regrouper sous un intitulé fédérateur. Le ralentissement du tempo, le renoncement à la haute intensité des grands déploiements, la valorisation de la part moins visible du mouvement, ont figuré parmi les voies de recherche. Elles ne sont pas refermées, et font sens dans la redéfinition du corps non plus comme reflet dans le monde, mais comme lieu de construction, d’expérimentation, et d’inscription de l’être-au-monde. Certes, cette attitude remet en cause la définition de l’idée communément répandue de ce que serait la danse. Mais plutôt que de qualifier cette attitude par la négative, mieux vaut questionner ce qui fait aujourd’hui source et inscription de la danse, et continue ainsi d’opérer obstinément dans son champ, tout en le débordant.

Au sein de ces « nouvelles tendances », beaucoup d’artistes chorégraphiques -qui s’y croisent plus qu’ils ne s’y rassemblent- ont comme dénominateur commun de s’attaquer à la crise de la représentation spectaculaire : stratégies déceptives, brouillage incessant des définitions disciplinaires, critique des codes à l’œuvre dans la relation performative, investissement actif des paradoxes qui travaillent la perception des spectateurs, etc. Cette démarche est loin d’être « finie », car elle s’inscrit plus que jamais au cœur d’une crise généralisée de la représentation, esthétique, sociale et politique, dont l’acuité difficilement contestable. Cette crise porte sur les enjeux éminemment conflictuels et incertains d’une nouvelle maîtrise du rapport espace-temps, dans un contexte globalisé affecté de mutations accélérées. Que l’art chorégraphique se saisisse de ce terrain en partage n’est pas pour déplaire !

Ceci étant, les artistes chorégraphiques, suffisamment instruits par la crise de l’intermittence qui a vu l’actualité sociale les heurter de plein fouet, ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les mécanismes qui trop souvent les réduisent au confinement dans les réseaux resserrés des affinités sélectives, des protections institutionnelles, et des publics choisis. Or, ces mécanismes inquiétent lorsqu’ils font symptôme de la ruine possible du projet même de la mise en crise de la représentation spectaculaire. Car la déconstruction peut aussi conduire à forger des sur-codes plus restrictifs encore : quand la remise en cause de la règle se fait nouvelle règle à l’usage de ceux qui n’ont que trop vite compris la règle, plus rien ne se dérègle !

Il se trouve que dans le cours de cette saison, une relation de lointain-proche est venue singulièrement perturber ce dispositif. Au Théâtre de la Cité internationale, la compagnie de Lia Rodrigues présentait Ce dont nous sommes faits. Cette chorégraphe, ex-danseuse auprès de Maguy Marin, directrice de festival dans son pays, est très avisée des renouvellements du paysage chorégraphique européen. De sorte que le début de sa pièce rappelait certaines expériences de déstabilisation des fonctions perceptives des spectateurs, telles qu’a pu les inspirer Laurent Goldring de ce côté-ci de l’Atlantique, et dont le solo Self Unfinished, de Xavier Le Roy fut un sommet.

Ainsi sommes nous faits d’une présence corporelle exposée, et la nudité franche, les postures inouïes, la lumière exigeante, conduisent à la ré-envisager avec force. Mais tout autant sommes-nous faits de tensions partagées, de rapprochements, de solidarités. Les danseurs brésiliens multiplient les mises en séries, les combinaisons, les tractations, entre ces corps perturbés et déplacés vers une expérimentation communautaire. Soit un engagement dans un espace-temps constamment libre de réinvention. A chaque séquence, le collectif qu’inspire Lia Rodrigues modifie la disposition des spectateurs dans la salle, pour finir par faire corps avec la petite foule, en s’insinuant directement entre leurs jambes, au contact, en touchant, en rampant. De cette masse mouvante, déréglée, émerge peu à peu la dynamique d’une accumulation de forces, d’une manifestation territoriale, d’une prise d’espace comme on prend la parole.

Les slogans sont audibles, les dénonciations martelées, Che Guevara est convoqué : « Il nous faut nous renforcer, sans perdre la tendresse ». Comment dire une telle profession de foi pourrait paraître « ringarde ». Comment dire à quel point ce soir-là, on éprouva au spectacle de danse un état devenu rare : celui de faire corps collectif dans la provocation physique des consciences. Par urgence de sortir du cercle ; de la danse, de la non-danse, de la non non-danse.

(1) Dominique Frétard, La fin annoncée de la non-danse, Le Monde, 6 mai 2003.
(2) Herman Diephuis fut surtout connu comme interprète de Mathilde Monnier. Aux Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, il crée la pièce D’après J.C., à la MC 93 de Bobigny, du 14 au 16 mai.
(3) Rachid Ouramdane crée La Mort et le jeune homme au Centre de Développement chorégraphique de Toulouse, les 13 et 14 mai. En tournée au festival Décadrage, au Manège de Reims, les 27 et 28 mai, au festival Corps à cœur à Aix-en-Provence, le 31 mai, au festival Perspectives à Saarebruck, les 3 et 4 juin, puis à la Chapelle Fromentin-Ballet Atlantique Régine Chopinot, à La Rochelle, les 10 et 11 juin.

Ce texte fait part du dossier « La danse émancipée », dont vous pouvez lire l’lintroduction par Jean-Marc Adolphe ici :

»Ce n’est pas de la danse ! » Qui, fréquentant les salles de spectacles, n’a pas entendu un jour ce jugement péremptoire ? Le débat, déjà, séparait les pionniers de la danse moderne apparue au début du XXe siècle, et les défenseurs du ballet classique prompts à s’exclamer avec Pierre Gaxotte : « La seule vraie danse, la danse classique, la danse de l’Occident ! » (1) Les oppositions d’hier sont peut-être moins tranchées aujourd’hui, mais elles demeurent actives. Le surgissement ces derniers années en Europe de « nouvelles formes chorégraphiques », parfois proches des arts visuels ou de la performance, redonne même à ce débat quelque actualité.

Ces démarches artistiques ont heureusement stimulé le regard et la perception, bousculé des formats spectaculaires et critiqué les modes de productions ambiants, questionnant à l’instar des Signataires du 20 août d’une « politique de la danse ». Ce n’était pas là un quelconque snobisme, mais le simple exercice d’une curiosité en éveil à l’égard d’un champ artistique qui cherche à déborder ses frontières, afin de ne pas se figer dans une image rassurante. Cette curiosité n’est aujourd’hui nullement close, comme en témoignent les prochaines Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis (parmi d’autres manifestations). N’en déplaise à ceux qui aspiraient à un « retour au beau mouvement ». Pour notre part, nous ne savons toujours pas ce que serait, ou ne serait pas, « la danse », mais il nous emporte, au sein même d’une « crise de la représentation » qui n’est pas limitée au seul champ esthétique, de discerner ce qui fait aujourd’hui source et inscription du mouvement. La danse moderne était porteuse d’un idéal émancipatuer (sur lequel reviennent ici Daniel Dobbels et Jean-Claude Galotta) qui s’est sans doute dilué dans un certain pragmatisme en phase avec la mise en morceuax de « tout ce qui permettait le jeu consolant des reconnaissances » (Michel Foucault). Mais en s’émancipant d’elle-même, la danse n’a pas renoncé à faire œuvre critique. Ce qui reste éminemment salutaire.

(1) in L’art du ballet, 1952, Académicien français, Pierre Gaxotte fut secrétaire de Maurras et écrivain collaborationiste sous l’occupation allemande.