Histoires et rituels de gaspillage

Festival international de danse Klapstuk #11 à Louvain

De Morgen 9 Oct 2003French

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Contextual note
This review was first published in Dutch in the Flemish daily De Morgen. Translated into French by Jan Simoen with the support of Klapstuk.

Ces dernières années, la danse contemporaine s’est révélée comme un labo d’expériences où divers médias sont mis en œuvre pour observer à la loupe le monde du spectacle. Cette évolution est très présente dans Klapstuk : le spectateur y surfe de la performance à l’exposition vidéo et du laboratoire à la salle de cinéma. Sous le coup du curateur Jérôme Bel, l’engagement conceptuel et critique du festival est considérable, et tous les médias forment un moyen pour réfléchir sur notre façon de manipuler la réalité et le spectacle. Fil rouge après cette première semaine ? La démesure.

Au cours d’un marathon de six heures et à l’aide de quelques règles de jeu très simples, le collectif britannique Forced Entertainment a improvisé des centaines de contes. ‘Il était une fois’, et hop, c’est parti : des moments vécus, des articles de journal, des souvenirs personnels, des contes de fées sont forgés, accumulés, suspendus et transformés en de nouvelles histoires. Les sept chèvres se servent d’un scanner de rétine pour se protéger contre le gros méchant loup, des femmes vantent les qualités d’une crème à épiler, des multinationales se laissent séduire à des campagnes de marketing bizarres. Dans And on the Thousandth Night notre monde nous apparaît sous forme d’histoires, limpides ou mystérieuses, émouvantes ou hilarantes. Des histoires pour faire face aux quantités gigantesques d’information qui nous submergent chaque jour : jamais nous ne pourrons nous en passer !

La sensation du festival fut Telesquat du chorégraphe brésilien Bruno Beltrao et Grupo de Rua de Niteroi. Certes, ils emploient le hiphop comme langue de mouvement, mais ce hiphop n’est que le point de départ d’une formidable explosion de langage et d’images. Quatre hommes sont alignés, immobiles, ou exécutent, en carré, un geste simple. Des sous-titres décrivent ce geste, et en même temps un commentateur interprète ce que les hommes font exactement. Ils semblent avoir de multiples identités, ils font la démonstration d’une danse pingouin ou partent en guerre contre des extraterrestres. La fantaisie, les codes de danse très complexes et la langue parlée et écrite se confondent ici en un chaos extrêmement embrouillé. A plusieurs reprises on entend ‘He wants to say something’ : voilà justement le problème, au milieu de cette surabondance d’information.

Quand les spectateurs sont interrogés sur leur expérience, les lectures sont à la fois personnelles et du non-sens. De cette manière, des fantasmes simples sur le hiphop comme langue universelle et sur la compréhension globale sont affaiblis. Telesquat se termine en une sorte de jeu vidéo très violent et belligérant, disons au niveau 10, où les règles, les niveaux de langue et les quantités d’information échappent à tout contrôle. Seule la démesure demeure, et les hommes qui désirent cette démesure.

Les excès dans Park de Claudia Triozzi se situent dans une atmosphère ménagère. Au milieu d’installations grotesques, cette dame française exécute des actions bizarres, de façon presque apathique. Assise à une petite table, et dans un rituel très lent, elle prend un couteau, tire une bouffée de sa cigarette, découpe un volant de badminton d’un gâteau à la gelatine, puis le volant disparaît dans une cuvette d’eau savonneuse, et puis elle souffle la fumée de sa cigarette. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle ait libéré un petit couple en plastic et leur dit ‘Happy marriage, my dear.’

Les images sont méticuleusement construites, les objets quotidiens se transforment en prothèses du corps (féminin), de sorte que, sur l’espace d’un mètre carré, se développe un univers vertigineux. La répétition obsessive donne à ces tableaux une touche d’amertume : dans cet excessif rituel du gaspillage, la consommation et le désir se rencontrent. Les actes de Triozzi paraissent camoufler la futilité humaine mais par cela même ils la révèlent.

C’est à une même problématique que l’Allemande Eva Meyer-Keller s’attaque quand elle s’aventure dans la cuisine. Dans Death is certain, des mini-tomates sont assassinées de 101 façons différentes : écorchées avec une lime à ongles, flambées, pendues au fil dentaire, noyées dans un seau, écrasées sous un fer à repasser. Ces articles, nous les avons tous chez nous, dans nos maisons ; la fantaisie cruelle dont Meyer-Keller nous fait la démonstration, nous l’avons aussi. Dans la lumière de la mort, les personnifications féeriques des tomates, le rituel ménager du gaspillage et les tendances belligérantes se rencontrent : le sacrifice des tomates est un acte théâtral pour se résigner avec sa propre mort et inanité.