Les Croyances Suspendues

Autour des Hommages de Mark Topmkins

La danse en solo 1 Jan 2002French

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Contextual note
First published in Claire Rousier (dir.), La Danse en solo : une figure singulière de la modernité, Pantin : Centre national de la danse, 2002.
Ce texte dialogue avec un autre : « Livin’ is deadly » qui mettait en scène les mêmes personnages : fantômes et vivants. Paru dans Etcetera, n° 77, juin 2001, p. 41, et Art Press, numéro spécial : « Medium : danse », n° 23, octobre 2002.

Tompkins était un artiste à la fois peu bavard et d’une redoutable précision quant à l’usage des mots. Résistant à la pratique d’écrire, il n’était pas pour autant un de ces « danseurs du silence » avec lesquels elle avait construit sa pratique de critique. Elle le regardait travailler, et ce « regard continu » avait miné discrètement, de l’intérieur, la chaîne regarder-penser-écrire et le sentiment d’un « soi pensant sur l’œuvre ». Les repères de la critique avaient été grippés par la danse et la pensée du chorégraphe, savant en per- et sub-version. Inversion, aussi. Écrire sur les solos n’avait cessé de déraper, renvoyant le texte à l’extérieur des bornes de « analyse des œuvres ». Ce qu’elle pouvait dire des danses de Tompkins concernait surtout le désamarrage des mécaniques de la pensée critique. Et la mise en dérive du texte avait pris la forme d’une conversation à plusieurs couches, entre elle et lui, lui et lui, elle et elle, etc. Elle avait donc tenté d’écrire autant sur certains aspects de son travail à lui, que sur certains des effets de ce travail sur sa pensée critique, à elle.

L’histoire se passe à un moment où le terrain de « la danse contemporaine française » connaît de sérieux chamboulements, dont l’un des aspects est l’émergence d’un discours et d’une activité de théorisation de la part des artistes eux-mêmes. Cette nouvelle activité artistique et intellectuelle mettait notamment en cause de multiples traditions de frontières et de territoire : la séparation entre chorégraphe et interprète, œuvre et processus, danse, théâtre, etc., mais aussi entre artiste et critique, créateur et producteur, programmateur et artiste, etc. Que ce mouvement mette assez strictement les pas dans ceux d’un autre, daté des années 1960 et 1970, importait peu.

C’était une période paradoxale où le « retour au corps » s’accompagnait d’un « retour du discours ». Dans leur effort pour échapper à l’emprise du « silence » du danseur, pris dans l’expérience et appartenant à un monde parallèle et étanche à celui du discours ; dans leur souci de démonter les étayages du spectacle chorégraphique dont ils étaient ou avaient été à la fois les acteurs et les victimes, les danseurs des années 1990 et 2000 « s’étaient emparés du discours », et avaient travaillé à se repositionner dans les champs du pouvoir. De nouvelles valeurs avaient émergé, mieux médiatisées, cette fois, puisque véhiculées sous forme de discours, appuyées par de nombreuses références et autorités intellectuelles. « Le corps » des danseurs redevenait, sous leur propre impulsion, l’objet de la pensée : objet philosophique, enjeu politique... L’expérience du danseur elle-même semblait désormais mieux représentée par les discours auxquels elle donnait lieu que par le sacro-saint mystère, l’indicible, etc., qui avaient souvent été, quelques années auparavant, garants de son authenticité. Cette irruption de la danse dans le domaine du discours marquait un tournant : si désormais les danseurs pouvaient revendiquer leur propre posture sans passer par le discours des autres, s’ils s’arrogeaient le droit de penser leurs pratiques, alors, il devenait plus difficile de les traiter en objets (en danseuses) et de disposer d’eux. Cette nouvelle période n’avait pas été sans créer quelques remous parmi les faiseurs traditionnels des politiques chorégraphico-culturelles (1).

Déconstruction de l’espace spectaculaire, redistribution des tâches et des fonctions entre les différents intervenants d’un spectacle, invention de dispositifs spectaculaires désamorçant l’hégémonie du regard spectateur classique, c’est-à-dire organisé selon la perspective, mise en cause du corps comme instrument, virtuose, dominant, hiérarchisé selon la norme classique, etc. : il n’était pas difficile de voir en quoi ces nouvelles valeurs instauraient à leur tour une nouvelle normativité. Pour appartenir à cette nouvelle communauté, il fallait pouvoir montrer patte blanche. Le catalogue de ces marques de reconnaissance pouvait être consulté dans certaines publications « spécialisées », ou en compilant les articles de certains auteurs (critiques ou chorégraphes)... quoique la notion d’auteur figure précisément dans la liste des notions à bannir.

Ce qui l’intéressait, elle, dans son travail à lui, c’était entre autres comment il appartenait sans le revendiquer à cette nouvelle communauté de la danse (nombre des jeunes figures de cette communauté des années 1990 et 2000 étaient passées dans sa compagnie), et comment aussi il résistait à nombre de ses valeurs. Elle voyait, dans ces nouvelles valeurs hautement théorisées, une façon de blanchir le corps. S’il était devenu courant de le montrer, ce corps, dans ses déchets, ses affaissements, ses replis, l’effort général tendait à occulter (à renoncer, à dénigrer ?) d’autres dimensions de l’événement spectaculaire devenues taboues, tandis qu’il les affichait sans vergogne. Le désir de séduire et d’être séduit. L’identification. La jouissance. L’émotion...

 

Quel est le statut du solo dans la globalité de ton travail ?

 

Souvent en danse, le solo est lié à une nécessité intérieure et sert de point de départ au danseur, qui développe ensuite son travail avec un autre, puis deux autres… et abandonne le solo pour « devenir chorégraphe ». Pour moi, le solo est parallèle au travail de groupe. Le solo, c’est construire et reconstruire sans cesse le fait d’être sur scène. Un check up, une mise à jour. Vérifier que c’est encore possible, qu’on peut toujours le faire. Dans Hommages, il y a le solo sur Nijinski, que je danse continûment depuis plus de treize ans. Le défi est de parvenir à danser sans savoir ce que je fais. Parfois, la répétition est meilleure que le spectacle, parce que j’essaie des choses nouvelles sans avoir peur de les rater. Et au moment du spectacle, le piège consiste à essayer de refaire mes trouvailles de l’après-midi. Il me faut oublier tout ce que je sais, effacer toutes les autres fois où je l’ai dansé et résister à la tentation d’essayer de refaire ce qui « était bien » la fois précédente. J’essaie d’être dans un « présent continu » : ici et maintenant à chaque fois. C’est aussi apprendre à danser autrement ; accepter de vieillir, constater ce que je ne peux plus faire, découvrir ce que je peux faire aujourd’hui ; renoncer à une certaine perfection. Par exemple, avoir pris du poids ou ne plus pouvoir faire certains des pas que je faisais autrefois. C’est comme danser avec une couche de plus : une chose en plus qui fait maintenant partie de l’histoire.

 

Elle pense qu’il a toujours dû travailler avec l’étrangeté de son corps ; que ses solos sont tendus entre ce désir d’image, désir d’être « danseur » au sens conventionnel, et l’ironie ou la dérision quant à ce désir — le sien, comme celui du spectateur. Elle aimerait lui demander ce que signifie, pour lui, « renoncer à une certaine perfection ». Plus tard, alors qu’il parle de la jouissance qu’il y a à être sur scène, elle remarquera que cette jouissance est toujours attachée à de la douleur. « C’est toujours la douleur, et en même temps, c’est de moins en moins la douleur », répond-il ce jour-là.

 

Les quatre solos sont composés en « hommage » à quatre artistes de la scène, certains très connus, comme Nijinski et Joséphine Baker, d’autres moins, comme Valeska Gert, qui fut une célébrité dans l’Allemagne des années 1920 mais qui est méconnue en France hors du milieu de la danse, ou Harry W. Sheppard, ton ancien compagnon disparu en 1992. Quelle est la nature de ta relation avec ces quatre « personnes », qui vont du personnage mythique à la connaissance intime ?

 

Dans chaque solo, il y a quelque chose de l’histoire de ce personnage qui m’a particulièrement touché, mais que le public ne voit pas, du moins pas directement. S’engage alors un jeu associatif entre certaines des références directes au personnage, ce que chacun, dans le public, peut en connaître et en reconnaître, et tout ce qui n’a pas de lien immédiat avec lui. D’abord, je cherche toute la documentation disponible sur eux : livres, photos, films, récits… Je m’en imprègne, je fais ma propre histoire de chacun d’eux. Et puis je rentre dans le studio et j’oublie tous les documents. À ce moment-là, je travaille avec « ce qui sort », sans me soucier de savoir si ce sera un geste, des mots, une chanson. Tout ça, pour moi, appartient au travail du corps à part égale. Petit à petit apparaît une sorte de squelette de ce que va être la pièce, le début d’une structure, à partir de laquelle je commence à fixer des choses.

La relation tissée par l’hommage me permet de prendre de la distance. Chaque solo est construit comme une sorte de parcours où j’ai des rendez-vous : il y a beaucoup de citations explicites, je passe par des images ou des formes directement empruntées au personnage. Joséphine, comme Harry, était noire ; Nijinski a créé tel geste dans Le Faune ; Valeska Gert pousse un cri silencieux dans La Mort. Je constate tout cela, je le montre à ma façon sur scène, mais je ne « suis » jamais le personnage : je ne cherche pas à raconter quelque chose d’eux ou à illustrer ce qu’ils ont été, mais à susciter certains états, pour moi et pour le public. Quand je passe par une forme ou un geste emprunté à Nijinski, Valeska Gert, Joséphine Baker ou Harry, jamais je ne me confonds avec l’autre ; mais je me mets à l’écoute de ce que cette forme me fait, ce qu’elle évoque en moi et que j’appelle un état. Ces personnages me servent de prétexte et installent une distance entre moi et le public, moi et eux, moi et moi-même. Mais c’est moi, Mark Tompkins, qui suis en scène du début jusqu’à la fin.

 

Révélation de soi, mise à nu, authenticité, acte de vérité. Tous ces détournements, ces télescopages identitaires, ces destructions d’images, pour en revenir là : le solo comme révélation de soi ? Contrairement à ce qu’il disait ce jour-là, elle pensait que si « Mark Tompkins » était une présence continue, au long de ces quatre solos, jamais cette présence n’effaçait celles des autres : Nijinski, Prince, Diaghilev, Joséphine, ses amants, ses enfants, Valeska, Harry ; la foule des boîtes de nuit, les fantômes et leurs compagnes et compagnons... Que Tompkins conserve ses lunettes de vue avec le costume de Joséphine, que ses charentaises cohabitent indiscrètement avec les plumes de la meneuse de revue n’étaient qu’une réponse superficielle à la question suivante : comment rendait-il tangible cette « non-existence » et dissolvait-il tout ce qui soutient, en principe, le regard sur un corps dansant solitaire ? Une caractéristique de son travail, la projection extrême d’images, qu’elle appelait « travail de la surface », lui faisait percevoir quelque chose comme un « corps sans arrière ». Ce travail de surface vidait le corps en scène de toute profondeur. Le portrait (mais ces solos pouvaient-ils être pensés comme des portraits ?), chez Tompkins, ne « tire pas vers l’absence»(2), selon l’expression de Jean-Luc Nancy, mais au contraire, installe des présences. Ici et maintenant, et pas d’arrière. Ce corps en morceaux (un peu de Tompkins, un peu de Joséphine, un peu de foule...) ne désigne aucun ailleurs où se reconstituerait une vérité dont l’image, ici présente, ne serait qu’un fragment ou un moment. Il n’y aurait que des restes, des fragments flottants ramassés au hasard de l’histoire (des histoires). « Qui parle ici, qui danse ici ? » est la question à laquelle ces solos empêchent de répondre. Nous apprennent à ne plus pouvoir répondre.

Comment regarde-t-on une danse quand les étayages du regard ont été démontés, et quand le nom d’un sujet, « Mark Tompkins », se défausse comme origine de la danse ? La dispersion de son regard, aggravée par la multiplication des représentations auxquelles elle avait assisté, avait rendu impossible la « tenue » (la bonne tenue) d’un discours critique. Elle écrivait et c’était lui qui parlait, ou Joséphine, ou les amants, ou la foule, à nouveau. Concassage de clichés de la pensée. L’impuissance à écrire, voilà ce que ces solos lui (ré)apprenaient.

 

Lorsque tu parles de tes recherches sur ces personnages, tu évoques principalement leur vie privée : leurs histoires d’amour, leurs démêlés avec les uns et les autres, leurs problèmes d’argent. Tu ne fais presque jamais référence à leur travail d’artistes, leurs esthétiques…

 

On ne parle pas assez de la vie des artistes ; le destin, les rencontres, tout ce qui nous arrive. Ce qu’on est n’est pas seulement le résultat de choix qu’on a faits, mais d’une combinaison du destin et de ce qu’on a choisi d’en faire. En 1913, Diaghilev ne part pas en tournée pour l’Amérique du Sud avec les Ballets russes parce qu’il a peur de prendre le bateau ; Romola de Pulszki part avec la troupe et parvient à se faire épouser par Nijinski. Et tout bascule : Diaghilev, furieux, exclut Nijinski des Ballets russes, il se retrouve seul ; la guerre le surprend et il doit la passer dans la famille de sa femme, etc. : on ne saura jamais ce qu’il serait advenu de lui si Diaghilev avait pris le bateau. Que serait devenue Valeska Gert si la guerre n’avait pas interrompu sa carrière. C’est un pur hasard si Joséphine fait sa vie en France : elle vient à l’occasion de la Revue nègre, et elle devient une star ; elle sait saisir cette opportunité, parce qu’elle se rend compte qu’être une femme noire en France, ce sera très différent des États-Unis. C’est la même chose pour Harry Sheppard : il était danseur, noir, homosexuel ; il se sentait mieux en France qu’aux États-Unis, c’était plus facile de devenir ce qu’il voulait être, loin de son pays et de sa famille. Ce qui m’a intéressé, c’est comment chacun assume son destin mais aussi le retourne.

Pour au moins trois d’entre eux (Joséphine, Valeska, Harry), c’est la scène qui a permis de faire tourner la roue. Harry dansait encore quelques semaines avant de mourir. Valeska installe un cabaret chez elle, sur l’île de Kampen, qui fonctionne jusqu’à la fin de sa vie ; Joséphine fait des come-back indéfiniment et meurt quasiment en scène. Ces quatre artistes étaient des « bêtes de scène », et cette question-là m’intéresse : il suffit de voir les films qui restent de Joséphine Baker, ou les photos de Nijinski et tout ce qu’on a dit de lui : au-delà de tout choix esthétique, il y a chez ceux que j’appelle des bêtes de scène un investissement total, une capacité à aller absolument au bout de quelque chose. Et un sens inné du rapport avec le public. La relation avec le public que je recherche est « au bord de quelque chose ». Il s’agit de ne pas tomber dans la complaisance ni de lui refuser quelque chose qu’on ne serait pas prêt à lui donner. Les gens payent leur entrée pour venir me voir, je n’oublie jamais cela : je leur dois le maximum de respect. Ils viennent avec une attente, et tout le spectacle est une sorte de négociation : la relation se joue entre donner et tenir. Tout donner pour qu’ils soient satisfaits ; et en même temps, les tenir et les emmener ailleurs que là où ils attendent, sans pour autant les décevoir. Il y a de la perversion dans cette relation.

 

Elle jette un coup d’œil à diverses définitions de la perversion. Le conglomérat d’associations que le terme soulève la laisse rêveuse. Particulièrement, la position de Lacan ainsi résumée par Élisabeth Roudinesco et Michel Plon : « La structure perverse se caractérise par la volonté du sujet de se transformer en objet de jouissance offert à Dieu et tournant la loi en dérision.»(3)

 

 

Être une bête de scène, pour moi, c’est pouvoir traverser un état que j’appelle « crise cellulaire » : tout le corps se trouve dans un état de perception extra-ordinaire. Alors, on peut prendre en scène des décisions instantanées, en réponse à ce qu’on perçoit du public. Durant le premier solo, j’ai des repères qui me permettent de savoir si les spectateurs sont avec moi, ou s’il faut que j’aille les chercher et les convaincre. Par exemple, lors de l’une des représentations au Théâtre de la Cité internationale en 2002 : ce soir-là, ils étaient avec moi, ils riaient beaucoup, et il y a eu un moment où j’ai senti que je pouvais être entraîné vers le cabotinage, le désir de plaire. Alors, j’ai retendu les choses. Mais c’était trop tard, je ne pouvais plus les ramener vers un autre état. J’étais captif des spectateurs, je jouais pour eux plutôt qu’avec eux. Il a fallu attendre que l’entracte permette à tout le monde de se retrouver sur un mode différent. Ces prises de décisions instantanées n’ont rien d’intellectuel, ce n’est pas une réflexion que je mène pendant que je suis en scène. C’est une sorte de décision de tout mon corps, qui ne passe pas par la pensée intellectuelle ; les bêtes de scène, pour moi, sont ceux qui ont ce talent, peut-être inné, d’emmener leur public là où ils veulent, et d’être capable de le tenir à distance ou de le faire changer de cap. C’est toute la question d’être en scène.

 

Les solos de Tompkins réduisaient au minimum la part articulable et saisissable du spectacle, au profit d’un déploiement de la présence, la relation avec le public, l’émergence de la « bête de scène », soit tous les ingrédients traditionnels de la « magie du spectacle » (selon la terminologie consacrée). Avoir assisté à tant de représentations de ces Hommages lui avait permis d’éprouver cette « magie » comme une matérialité tangible. Elle pensait encore que le saisissement de la danse par le discours et un certain registre de pensée occulte des questions qu’il est devenu démodé de poser. Qu’il faudra bien un jour reconnaître à nouveau qu’il y a du désir dans ce qui nous attire dans les salles de spectacles, des jouissances aussi bien lumineuses que malsaines. Que si « trop de pensée empêche de danser », selon une doxa de la danse aujourd’hui activement battue en brèche, trop de pensée pourrait bien aussi... empêcher de penser ; ou encore, que trop de discours empêche de penser, c’est-à-dire de penser « le sentir » du spectateur. Que toutes les critiques des axiologies traditionnelles de la représentation, enfin, sont un bel appareil à masquer ce qui résiste à être pensé. La transe, par exemple. La critique d’art et la critique en danse devaient-elles continuer à rester en dehors de ce domaine ?

 

Il y a quelque chose de presque embarrassant, ou intimidant, à regarder et aimer tes solos. Tu forces le plaisir du spectateur, jouant à la fois sur des registres culturellement « inavouables » (les ficelles du spectacle populaire, le cabaret, la revue...) et en distordant ces ficelles pour désamorcer les processus d’identification que, pourtant, tu a déclenchés. Comment comprends-tu ce phénomène, et est-ce quelque chose que tu recherches ?

 

Les quatre solos déconstruisent et reconstruisent la séparation entre « le montrable » et « l’inmontrable ». Parfois, quand je travaille, j’arrive à quelque chose dont je pense que ce n’est pas montrable ; ou alors, il faudrait que ce soit entouré par d’autres éléments. Et c’est là que cela devient intéressant.

Dans « Joséphine », j’ai écrit le texte et la musique de la chanson Emotional Blackmail. Elle parle du « double bind », la double contrainte : le désir et la souffrance d’être aimé. Quoi qu’on fasse, on est perdant. Au début, je n’avais pas assez de distance par rapport au texte, j’étais trop dedans. Maintenant je touche à ces états que je recherche : des moments extrêmes, et pourtant au bord de quelque chose. J’ai toujours été intéressé par l’idée de créer un espace à la fois public et privé. On m’a parfois reproché d’aller trop loin dans le dévoilement de moi-même. Pour moi, c’est le contraire : j’ajoute et j’enlève sans cesse des couches, je vois ce travail comme un millefeuille. Qui peut dire, dans ce feuilletage, où est la vérité ? J’aime beaucoup les états extrêmes, mais je n’aime pas rester trop longtemps dans le même état. Aller le plus loin possible dans le pathos, par exemple, puis stopper net et passer immédiatement à autre chose. Ou encore, faire cohabiter en même temps deux états contradictoires. Amener le public à percevoir quelque chose de violent et cru, et immédiatement lui dire « tu vois, tout ça n’était pas grand-chose ». Faire croire que c’est vrai, puis montrer que ça ne l’est pas. En solo, ce travail sur les états est très lié au rythme ; on peut jouer avec le temps beaucoup plus qu’en groupe. Jusqu’où faut-il tenir un état, à quel moment précis peut-on le faire basculer dans autre chose ?

 

Elle sait que son propre attachement à ces moments cruels n’a rien d’esthétique. Que seraient ces solos sans ces moments obscènes tant ils sont émouvants ? « Émouvant », encore une notion bannie du vocabulaire critique du moment. Elle repense à ce spectateur (l’histoire de leur duo est presque entièrement liée à des rencontres avec « le public ») : « Justement, à ce moment je vous ai trouvé trop dedans. » Est-ce que le « trop dedans » ou le « pas assez intérieur » se mesurent ? Elle pense à tout ce que la théorie met en œuvre pour occulter la part de désir et de jouissance du spectateur. Et aussi de résistance. Pareil pour le danseur ou le chorégraphe. Un jour, elle écrirait uniquement à partir de cela. Moins pour se mettre en scène, elle, que pour tenter de crever une certaine hypocrisie. Elle se demande ce que serait un espace critique « à la fois privé et public ». Un mode de critique où la part privée du regard ne serait pas protégée, mais dévoilée par le travail de « publication ».

Reconnaître l’existence de ces états de marge, ces endroits de soi que l’on n’atteint que de biais. Y parvenir par compression, ou états de choc, ou mélange, ou superposition. Le travail sur les clichés, par exemple : quand on passe d’un cliché à un autre, opposé, que se passe-t-il dans l’interstice, dans ce moment de vide ou de chute avant qu’un autre rail se dessine ? Comment ces moments de vide finissent-ils par former le « fond » et troubler la clarté des signes, des clichés ? Elle se rend compte qu’elle parle à nouveau de son travail à lui, et non de la critique.

Elle : j’aime ces moments de rupture où la perception n’est plus quadrillée par la pensée ou le discours.
Lui : j’appelle cela « suspension of belief ».

Notes (1) Voir sur l’ensemble de ces questions les articles consacrés à la danse dans la revue Mouvement et le numéro spécial d’Art Press, « Medium : danse », op. cit.
(2) « Dans un bon portrait, la ressemblance mobilise tous les traits pour les tirer vers l’absence – “dedans” et “dehors” à la fois, derrière et devant le tableau – dont la ressemblance est proprement la semblance et l’assemblage » (Le Regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 49).
(3)Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997.