Rien, pas même le corps...

Nouvelles De Danse 1 Apr 1998French

item doc

Contextual note
translation:Martin Bom.

"Depuis que la biologie n'offre plus d'objectivité monolithique, le corps s'est transformé d'objet en agent. " Thomas Csordas

"Le corps: surfacee d' inscription des événements (..), lieu de dissociation du Moi, volume en perpétuel effritement. " Michel Foucault

Souvent, la lecture de textes anthropologiques à propos de la danse suscite une confusion à propos de ce qu’est la danse, bien plus grande qu'on ne le souhaîterait. Dans le travail ethnographique traditionnel, nous rencontrons toujours le même problème: face à des cultures différentes, les anthropologues n'ont jamais accordé une grande attention aux danses de ces cultures. L’anthropologie classique ne nous a quasiment pas fourni de descriptions détaillées des danses d'autres cultures. C'est en raison de ce manque (d'intérêt?) que l'anthropologie de la danse a fait son apparition à la fin des années 60 et au début des années 70, encouragée par l'intérêt renouvelé des sciences sociales pour les théories de la communication, et plus spécialement par les recherches dans le domaine de l’éthologie humaine et de la communication non verbale. Bizarrement, l'intérêt relativement récent de l’anthropologie pour la danse a donné naissance à un problème épistémologique intéressant et tout à fait inattendu. Pendant que cette discipline de recherche prenait une ampleur considérable en mettant au point de nouvelles méthodologies et techniques, afin de perfectionner la description, l'enregistrement et la notation du mouvement, un problème singulier est venu entraver ce développement. Au moment où l'anthropologie de la danse avait finalement transformé l'étude interculturelle d'une activité humaine importante en discipline autonome, au moment où on mettait au point des techniques multidisciplinaires pour mieux interpréter les danses d'un point de vue ethnographique, le problème principal auquel devait faire face la discipline était plutôt singulier: comment définir l’objet de ses études? Au moment où l'anthropologie avait finalement créé le domaine de l'anthropologie de la danse, il devenait nécessaire de définir... la danse. Dès qu'on avait commencé à considérer la danse comme un aspect important de la vie culturelle, requérant ses propres paradigmes méthodologiques et épistémologiques pour pouvoir être étudié à fond, le concept untaire de 'danse', qui n'avait jamais vraiment posé problème jusque là, s'était transformé en concept 'en crise'.

Tous les aspects de cette crise sont très bien décrits dans ce qui doit étre un des ouvrages les plus importants du domaine de l'anthropologie de la danse: "To Dance is Human" (1), de Judith Lynne Hanna. Ce livre, conclusion magistrale de l'époque du paradigme de la communication non verbale des années 70, a bien plus de mal à répondre à la question 'Qu'est ce que la danse?' que la simplicité du titre ne pourrait le faire supposer. Car, si du point de vue anthropologique, on affirme comme le fait le titre de l'ouvrage que danser équivaut à être humain, on se retrouve irrévocablement pris au piège d'un certain humanisme universel et d'une certaine métaphysique irréductible. Examinons de plus près les arguments de Hanna pour mieux comprendre ce que je veux dire, par là. Au début de l'ouvrage, Hanna convient de la nécessité de définir la danse, de spécifier le comportement qu’on appelle 'danser', tout en reconnaissant les difficultés qui entourent cette tâche. Après l'énumération et l'analyse critique d'une série de définitions tirées de la littérature de l'anthropologie de la danse, publiée à l'époque, Hanna propose finalement sa propre contribution, qui est d'une importance fondamentale. Avant de se plonger dans son analyse approfondie de la question "Qu'est ce que la danse?", elle donne sa définition de la danse 'du point de vue du danseur'(2). Par cette manoeuvre, le danseur devient à la fois le sujet de la recherche et l'instrument d'étude; le danseur définit la spécificité de la danse. A travers cette démarche simple en apparence, Hanna contribue un élément important au débat en présentant l'expérience de celui qui exécute la danse comme un paradigme épistémologique appartenant au domaine des études anthropologiques. Cette démarche est tout aussi importante que courageuse, car elle propose de faire éclater la pratique ethnographique en tant que 'regard distant' (pour utiliser l'expression de Lévi Strauss) en l'ouvrant à l’interaction future entre la pratique de l'exécution et l'analyse théorique (que nous retrouvons également dans les oeuvres de Richard Schechner en anthropologie du théâtre), annonçant ce qui est aujourd'hui le domaine des 'études de interprétation'. Toutefois, étrangement, en adoptant le point de vue du danseur, Hanna effectue un retour en arrière. Son retour vers le corps du danseur est inspiré par le souhait d'investir Ie corps dansant de la vérité. Pour Hanna, le danseur est la manifestation absolue de la danse. Elle écrit: L’action, ou flux existentiel, de la danse est inséparable du danseur: le créateur et I'instrument de la danse ne font qu'un."(3) Cette vision 'anthropologique' ne fait guère que répéter et paraphraser les vers de Yeats, si souvent cités: "0 body swayed to music, 0 brightening dance / How can we know the dancer to the dance?" (0 corps balancé au gré de la musique, 0 danse exaltante /Comment distinguer le danseur de la danse?)

La définition anthropologique que Hanna donne de la danse est influencée par son propre bagage culturel, ce qui n'est pas vraiment inattendu, mais elle n'en a pas conscience; d'une façon dépourvue de sens critique, cette influence modèle sa définition de la danse en tant qu'activité universelle, tel que le résume le titre de son ouvrage. Hanna poursuit ce raisonnement quelques pages plus loin, dans le chapitre où elle donne une définition explicite de la danse: « L’instrument de la danse est le corps humain, et son analyse est du domaine de la kinésique. »(4). La progression analytique que propose Hanna est la suivante: le créateur et l'instrument de la danse sont isomorphes du danseur et du corps humain; le danseur et la danse ne font qu'un, aussi longtemps que la danse est incarnée dans un corps. Pour découvrir et définir la danse, il suffit de trouver un corps qui, s'il n'est pas balancé au gré de la musique, l'est au gré du rythme. Ce corps ne danse pas seulement ce corps est la danse. Voilà ce que je qualifie de 'métaphysique irréductible' dans l'anthropologie de Hanna; et c'est cette tournure métaphysique inattendue qu'on voit faire irruption dans le titre de son ouvrage. A la limite, la collusion du corps et de la danse, et le fait qu'ils soient tous deux à la fois véhicule et créateur de ce qu'ils font (c'est à dire danser, même si nous ne savons toujours pas ce que cette activité pourrait bien être; nous savons seulement que la danse se déroule dans un corps humain), pourrait uniquement nous fournir l'axiome suivant: "Danser est humain". L’anthropologie s’écroule sous le poids de l'humanisme.

Dans sa (re)découverte du corps en tant qu'entité inséparable de la danse, Hanna affirmait encore autre chose. Rappelez vous que nous ne savons toujours pas ce que 'danser' signifie, sauf que c'est une ac¬tivité humaine et que pour Hanna, la danse réside dans le corps du danseur et que par conséquent et voilá l'autre affirmation que nous devons étudier l'analyse de la danse (parce que la danse, c'est Ie corps) "est du domaine de la kinésique". Cela implique que la danse est exclusivement pergue comme une activité motrice, une activité dont l'analyse dépend entièrement du regard kinésique. Méme si Hanna affirme que la danse doit étre considérée dans le contexte des différentes cultures (nous supposons que cette 'contextualisation' doit tenir compte de l'économie de la culture, de son système de parenté, du rôle des sexes, de ses institutions politiques), la danse elle même reste toutefois un élément qui ne peut être abordé que par le blais de la kinesthésie. J'estime qu'une telle perception renforce encore l'opa¬cité du corps dansant et appauvrit l'analyse des danses, plutôt que de la clarifier et de l'enrichir. Car l'analyse purement mécanique de la progression proposée par Hanna corps / danse / danseur – révèle que la danse semble n'être rien de plus qu'une surface en mouvement, attachée á un sujet dénué de vie spirituelle. Alors que tant d'autres techniques et cadres théoriques sont disponibles pour l'analyse des mouvements du corps, il est étrange que l'anthropologie de la danse se limite à la plus mécaniste de ces techniques.

Comment pouvons nous alors étudier le problème de la danse, et les rapports spécifiques que la danse, le sujet, le corps et la culture établissent entre eux, dans une analyse anthropologlque qui dépasse le cadre de la kinésique? Nous devons d'abord reprendre une fois de plus les notions concernées, pour vérifier leur bien-fondé et leur valeur opérationnelle. Commençons par le corps. En commençant par le corps, je rejoins un courant anthropologique, apparu au cours de ces deux dernières décennies, qui considère le corps comme un site contesté d'intervention culturelle et textuelle. Thomas J. Csordas note que dans les années 70 et 80, le corps a commencé à occuper une position centrale qu'll n'avait jamais connue auparavant (5). Suivons son raisonnement: si l'anthropologie classique considérait le corps comme une entité stable, gouvernée par des paramètres biologiques immuables distinguant les 'races' et enfermant les sexes dans des limites définies, afin de révéler sous cette 'stabilité' le dénominateur commun de l'humanité, la réévaluation récente du corps par l'anthropologie déstabilise le corps. Son ontologie est remise en question, au méme titre que le corps en tant que degré zéro de la communication humaine. Cette réévaluation repose en grande partie sur les travaux de deux grands noms de l'anthropologie frangaise et des théories de la culture. Marcel Mauss démontre dans son essal classique "Techniques du corps", publié en 1984, comment différentes cultures impliquent différentes corporéités. Mauss nous a fait comprendre que le corps vit une situation paradoxale: sa 'nature' fondamentale consiste à étre le premier et principal site de production et d'intervention culturelles. Le corps et sa dimension physique sont aussi variés que n'importe quelle langue. Une autre contribution importante à la théorie de la culture et à l’histoire du corps a été apportée par Michel Foucault, dont l'oeuvre est un exposé raffiné de la façon dont le corps s'inscrit historiquement dans des régimes disciplinaires, et de la façon dont le processus historique ne transforme pas le corps en site de reconnaissance, mais de méconnaissance et d'équivoque. "Rien en l'homme pas même son corps n ‘est assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaitre en eux."(6) Reprenons un instant l'affirmation de Hanna que la danse est inséparable du danseur, et que l'instrument de la danse est le corps humain. Si nous comprenons à présent ce corps humain comme une entité opaque, instable, conditionnée par sa propre histoire à agir entre la lisibilité et l'interprétation, nous voyons que l'activité de danser acquiert une complexité troublante. Nous voyons que cet acte de danser devient lui même opaque, et qu'il nécessite bien plus que la collusion de la manifestation de la danse avec un ‘corps’ perçu en tant que 'humain'. Cette opacité nous permet d'adopter une attitude critique face à l'espoir humaniste que la danse nous mènera inévitablement à une espèce d'entente universelle entre les êtres humains. Dans le cas de Hanna, cette critique doit également porter sur l'erreur consistant à représenter la communication non verbale comme une sorte de 'supplément linguistique'. Lorsque Hanna écrit que « la communication non verbale est employée là où manquent les codes verbaux, par exemple pour décrire les formes, les émotions et les attitudes envers les autres»(7), elle perpétue un faux raisonnement et trope culturel qui considère la communication non verbale comme un langage naturel, étrangement proche de la dimension émotionnelle et interpersonnelle.

Jusqu'ici, j'ai défini d'une manière négative le domaine que doit étudier l'anthropologie de la danse. A présent, la question suivante se pose: si nous devons maintenir une anthropologie de la danse face à cette désarticulation catastrophique de la danse et à la crise de la critique post moderne, quelle est la forme que peut prendre notre démarche (interprétative) envers ces corps qui, néanmoins, dansent effectivement? Une des stratégies possibles serait de considérer l’actuelle préoccupation du corps, de la part des mondes culturel et universitaire, comme un symptôme culturel, et d'étudier comment des discours sur le corps sont produits à l'intérieur de cette préoccupation. Une étude complémentaire pourrait analyser les façons dont la danse apparaît comme une activité sociale qui semble aller à l'encontre des discours hégémoniques, analytiques et pédagogiques qui font leur proie de ce corps contesté, malléable et nerveux, l'objet du désir partiel de notre contemporanéité. Continuons à suivre cette dernière voie pour voir où elle peut nous mener. Notre époque, celle du capitalisme tardif, global et post moderne (pour employer une série d'adjectifs communs), a été définie comme fragmentée, disjointe et nerveuse. La description de la contemporanéité comme un 'drame de la fragmentation' trouve son origine dans un sentiment général 'd'anxiété culturelle', profondément enfoul dans les principes du capitalisme. A cet égard, je me range du côté de David Harvey, qui affirme que le capitalisme est sans cesse tourmenté par l'anxiété.(8) L’insistance sur la réalité de cette nervosité a été identifiée avec Fironie nécessaire par Walter Benjamin, qui a écrit que toutes les époques historiques ont pensé qu'elles se trouvaient au bord de l'abîme. Etant donné un tel contexte culturel, un tel problème économique, un tel état d'urgence, étant donné que la fatigue et la violence commencent à s'installer au coeur même de nos expériences corporelles, qu'est devenu le corps en tant que concept et agent, et quel est le commentaire que la danse fait entendre à propos d'un tel corps contemporain, nerveux, éclaté et théorisé á l'extrême? Je dirais que, tout comme le corps est au centre d'un systême nerveux en crise, dans la contemporanéité le corps dansant semble surgir abruptement en sa présence pour revendiquer la danse comme une interprétation d'une telle crise du corps. C'est au sein de cette crise qu'on peut se demander comment le mouvement peut refléter et critiquer le contexte culturel dans lequel il est créé et exécuté, comment il peut être lui même une anthropologie de notre situation difficile actuelle. Dans la danse européenne actuelle, nous voyons comment les mouvements de Meg Stuart, fondés sur la distorsion el une certaine fragmentation du corps, qu'elle avait d'abord explorés dans son trio "Disfigure Study" (1991), reviennent dans sa pièce récente, "Splayed Mind Out" (1997), créée en collaboration avec Gary Hill. Cette chorégraphie des rencontres manquées, basée sur une dimension physique qui balance sans cesse au bord de l'aliénation du moi, propose une nouvelle interprétation du corps en tant que site d'existence contesté. Eexpression chorégraphique, dans 1'œuvre de Meg Stuart, d'une certaine désunion du corps et du moi qu'il abrite, nous pousse à examiner les rapports entre le moi et le corps: est ce que ce corps est à moi, est ce que ce corps est moi, est ce que ce corps exprime mon moi? Meg Stuart représente notre système nerveux comme un système en état de choc, qui doit néanmoins trouver une manière d'incarner l'existence dans les limites du corporel. Dans "Splayed Mind Out", depuis son début anamorphosique à son image finale compulsive, la danse devient une façon d'explorer des formes d'incarnation et des façons de rencontrer l'autre dans un présent perçu comme surchargé. L’incarnation que l’on observe dans le travail de Meg Stuart se retrouve aussi, dans différentes configurations et différents scénarios, chez plusieurs représentants de la danse européenne actuelle, et notamment dans des pièces récentes de John Jasperse, Vera Mantero, Felix Ruckert, Dennis O'Connor, Boris Charmatz, Jérôme Bel, etc. Dans les oeuvres de ces choréographes, nous observons une forme de danse qui se nourrit de notre situation culturelle, et qui la critique en même temps dune manière rappelant le diagnostic culturel proposé par Walter Benjamin au début de ce siècle: 'Létat d'urgence dans lequel nous vivons n’est pas l'exception, mais la règle."(9) Comme Michel Foucault avait postulé, ces chorégraphes créent une corporéité dansante où le corps apparaît comme une masse critique, un terrible héritage. Les mouvements de ces danses, quoique hétérogènes du point de vue stylistique, insistent tous sur la présence du danseur á travers l'épuisement, la répétition, la nudité, la proximité, l'étirement du temps et les mouvements subtils á la limite de la perception. Ils précipitent le corps dansant dans ce que la théoricienne de i'interprétation Peggy Phelan appelle "un présent furieusement chargé"(10). Ces corps dansants se présentent comme étant déjà organisés et soumis; ils expriment ce problème en critiquant le 'naturel' à travers leur recours à la nudité, à l'expression chorégraphique de la fragmentation, en allant à l'encontre de l'attente des spectateurs dans le domaine des rôles des sexes, en transfigurant les corps en monstres prometteurs, en nouveaux êtres hybrides. Ainsi l'apparition d'une 'chorégraphie interprétative', présentant la surface du corps comme un lieu de tension et d'inscription historique, peut être considérée comme une forme de 'surréalisme ethnographique' au sens que James Clifford (largement inspiré par Benjamin) a donné à ce concept: une combinaison inattendue de traits culturels qui révèle, par son effet instantané consistant à figer nos pensées dans un moment d'illumination, les niveaux les plus profonds de notre problème culturel.(11) Ici, la danse éclaire l'anthropologie, bien plus que l'anthropologie n'aurait jamais pu l'espérer.