Focus Josse De Pauw (Fr.)

Kaaitheater bulletin Mar 2005French

item doc

(…) ce moment, comme si les pensées du chasseur et du oiseau coïncidaient(…) Le tout ressemblait à une danse. C’était une danse sacrée, séculaire.

(Extrait de : Het Kind van de Smid)

 

Vie et travail

Josse De Pauw est l’un des artistes avec lesquels le Kaaitheater a déjà une très longue histoire. Les jeunes amateurs de théâtre n’ont peut-être jamais entendu parler de Radeis, le groupe avec lequel tout a commencé pour Josse De Pauw. Avec Dirk Pauwels (aujourd’hui : Victoria) et Pat Van Hemelrijck (aujourd’hui : Alibi), De Pauw fait le tour du monde sous le nom de Radeis International entre 1976 et 1984. Dans les spectacles visuels comico-absurdes de cette compagnie (par exemple, Ik wist niet dat Engeland zo mooi was ou Echafaudages), le langage ne joue aucun rôle ; en revanche, le décor et les éléments de ce décor occupent une place de premier choix. Radeis est le premier groupe flamand qui réussit à se bâtir une carrière internationale et, grâce à cette carrière, à survivre pendant huit ans sans subsides. En 1984 – au Olympic Arts Festival de Los Angeles – le trio de Radeis choisit de mettre un terme à cette success story, histoire de ne pas abuser d’eux-mêmes – et de la “formule” – et de ne pas tomber dans la routine.
Radeis fonctionne au sein de Schaamte, la maison de production artistique créée par Hugo De Greef, qui fusionnera plus tard avec le Kaaitheater. Radeis n’est pas une compagnie hiérarchisée ni un collectif, mais plutôt un petit ensemble réunissant des créateurs désireux de garder leur indépendance : en ce sens, Radeis reflète déjà parfaitement les choix auxquels Josse De Pauw restera fidèle durant le reste de sa carrière en ce qui concerne la structure organisationnelle et les méthodes de travail.
Par la suite, De Pauw découvre, après Radeis, des choses qu’il n’avait pas encore explorées. En 1985, il monte le spectacle Usurpation : l’acteur qui s’est tu pendant des années commence à parler, commence à écrire et à chanter des textes ; une femme fait son apparition sur la scène et des musiciens (e.a. Peter Vermeersch) vont faire partie de l’événement théâtral. Pour De Pauw, la création devient ce que, en fait, elle a toujours été et sera : une activité artistique globale et diversifiée où la frontière entre la vie et le travail devient à peine perceptible.
Les jalons posés dans le cadre de Radeis et Usurpation sont ensuite élaborés. De Pauw l’écrivain s’épanouit de plus en plus dans des textes tels que Ward Comblez. He do the life in different voices (1989) et Het Kind van de Smid (1990). De Pauw l’acteur trouve son bonheur dans ces projets personnels ainsi que dans des productions théâtrales réalisées en collaboration avec Jan Decorte, Peter van Kraaij, Jürgen Gosch et Jan Ritsema. En tant qu’acteur de cinéma, De Pauw joue notamment dans des oeuvres de Dominique Deruddere, Marc Didden, Digna Sinke et Jos Stelling. Plusieurs collaborations en duo s’avèrent remarquables en particulier : avec Peter van Kraaij, Josse De Pauw écrit entre autres Het Kind van de Smid et le film Vinaya (1991) qu’ils tournent également ensemble ; De Pauw devient l’acteur sine qua non de la plupart des projets cinématographiques de Dominique Deruddere ; dans De oplosbare vis (1994), il retrouve le compositeur-musicien Peter Vermeersch avec qui il a déjà partagé la scène dans Usurpation et avec son camarade acteur-auteur Tom Jansen, De Pauw réalise des productions telles que De meid slaan (1993) et Trots Vlees (1995).

Weg, le projet musico-théâtral réalisé par Josse De Pauw en 1997, sonne à la fois la fin d’une période dans l’œuvre de De Pauw et le début d’un nouvel épisode. Même si Weg est le résultat d’une collaboration en triumvirat (De Pauw, Vermeersch et Pierre Vervloesem), Josse De Pauw va toutefois se profiler de plus en plus, à partir de ce moment, comme un producteur porteur de la responsabilité principale de ses projets. Mais où et comment peut-on concrétiser ces projets si 1) on ne désire pas intégrer une compagnie existante, 2) on ne souhaite pas créer soi-même une compagnie, 3) on ne souhaite pas non plus mener une existence de « simple pigiste » qui accepte ce qu’on lui propose, mais si 4) on désire réaliser ses propres projets et choisir les personnes avec lesquelles on souhaite collaborer ou investir dans les projets de tiers avec lesquels on perçoit de grandes affinités artistiques ? A l’époque, le cadre du Kaaitheater ne convient plus à De Pauw pour la toile artistique qu’il souhaite tisser et pour nouer librement des relations – projet par projet – avec une série d’âmes sœurs. Une tentative d’obtention de subsides pour la structure Laagland érigée en collaboration avec Tom Jansen échoue. A partir de là, De Pauw entame une existence d’artiste « vagabond » qui va le conduire successivement à Gand, Bruges et Anvers.
Sur l’invitation de Dirk Pauwels, ancien collègue de Radeis, De Pauw devient artiste en résidence de la troupe Victoria à Gand en 1998. C’est là qu’il réalise notamment la production musico-théâtrale Larf (2000) avec le big band de Peter Vermeersch, Flat Earth Society. La musique va jouer un rôle de plus en plus important dans ses projets et imprègne également son jeu d’acteur. “Pouvoir jouer comme un jazzman” : tel est l’idéal que De Pauw garde à l’esprit en tant qu’acteur. Dans le cadre de Victoria, on note également üBUNG (2001), une production qui ouvre une nouvelle carrière internationale à De Pauw. Ce spectacle dans lequel six jeunes adolescents occupent la scène et “insufflent” du texte dans un film “muet” projeté derrière eux et dans lequel nous assistons à un repas entre quelques amis adultes qui va déraper a été présenté aux quatre coins du monde jusque fin 2004.


En 2000, Josse De Pauw entame sa “période brugeoise” : en tant que directeur artistique de Het Net, il peut développer, au sein de cette petite structure, son propre travail créatif avec des productions telles que SS, Herenleed, Die Siel van die Mier et Kreutzersonates et offrir en même temps une “tribune” aux artistes apparentés, notamment par le biais des soirées ‘Sproken’ (contes) : une sorte de spectacles de variétés modernes où une foule d’artistes, de scientifiques ou de journalistes occupent chaque fois le devant de la scène pour présenter un petit numéro tandis que le public ignore à l’avance le thème du spectacle. Entre-temps, Josse De Pauw développe sensiblement son travail d’écriture : probablement stimulée par ses contributions à 1001 notities dans De Standaard der Letteren, sa palette littéraire rayonne dans toutes les directions. Il écrit également des textes de théâtre “sur commande”, du matériel qui n’est donc pas mis en scène par lui-même mais par d’autres créateurs, par exemple Zetelkat (luxemburg), Des Varkens Mijmerij (Zuidelijk Toneel Hollandia), Wortel van Glas (Het Paleis), De teedrinkster (Needcompany) et récemment Dédé le taxi (Theater Antigone) et Sulla en de mus (Victoria).
Ses textes sont compilés dans deux recueils, Werk en 2000 et Nog en 2004. En outre, l’œuvre cinématographique de De Pauw se poursuit, notamment avec des rôles principaux dans Just Friends de Marc-Henri Wajnberg, Kaas d’Orlow Seunke et Hombres Complicados et Iedereen beroemd de Dominique Deruddere. Durant la saison 2005-2006, Josse De Pauw occupera pour un an – entre le départ de Luk Perceval et l’arrivée de Guy Cassiers – le poste de directeur artistique du grand théâtre de la ville d’Anvers Het Toneelhuis. En guise d’“avant-goût”, il a déjà interprété brillamment, cette saison, le rôle principal dans De dood van een handelsreiziger d’Arthur Miller, un spectacle mis en scène par Perceval. A partir de la nouvelle période d’octroi de subsides qui commencera en 2006, De Pauw espère revenir enfin à Bruxelles et y développer sa propre structure “zang en dans” en étroite collaboration avec le Kaaitheater.

 

Philosophie

La “philosophie” sous-jacente de l’œuvre de Josse De Pauw est concrète et accessible, mais aussi riche et complexe. La qualité majeure du travail de De Pauw réside dans la diversité et l’originalité avec laquelle il donne corps à cette “philosophie” dans son oeuvre.
Le monde tel qu’il a été mis en scène par le groupe Radeis se compose d’un fatras d’objets trouvés ou réunis, un méli-mélo multicolore : sans structure, anarchique, à l’état sauvage et comportant certains aspects mesquins et individualistes. La hiérarchie contestée par Radeis dans le cadre de ses relations de travail est également rejetée sur scène : tous les ingrédients, toutes les disciplines servaient « comme si cela tombait par hasard à pic ». La foi dans les bienfaits du chaos constitue une espèce de fil rouge dans l’œuvre de De Pauw et devient, dans l’un de ses derniers spectacles intitulé Die Siel van die Mier, la métaphore centrale. De Pauw considère non seulement la société, mais aussi l’homme et son identité, comme un ramassis de choses, de pièces et de morceaux, rassemblés et liés aléatoirement les uns aux autres. Et donc rempli d’erreurs et de détours. D’où sa conviction que l’artiste doit exploiter ses erreurs au théâtre, qu’il doit accorder une place à ses défauts sur la scène. Et surtout pas « faire comme si » : « comme si » on maîtrisait tout, « comme si » on pouvait tout rendre parfait.
A cette philosophie de l’intuitif et de l’aléatoire correspond un rythme qui est lent par définition. Et qui l’a toujours été. Pas de scènes étourdissantes ni de gags précipités avec Radeis. La lenteur en tant que donnée organique, la confiance dans les éléments qui feront surface, la permissivité, le fatalisme presque, basé sur la conviction que le fait de regarder autour de soi, de flâner, de rêver, d’errer sans but ne constitue pas une perte de temps mais une nécessité : cet aspect reste présent dans toute l’œuvre de De Pauw.

Dans la philosophie de vie de De Pauw, il est nécessaire de prendre le temps de digérer les choses, de les laisser suivre leur cours, de s’exercer comme dans üBUNG, où il laisse les enfants apprendre – au sens littéral du terme – leur éventuel comportement futur d’adulte. Pour De Pauw, la famille exerce la fonction d’un « simulateur de vol : un lieu où l’on peut faire de la casse sans risquer des sanctions trop lourdes ». C’est là qu’on peut apprendre à comprendre que l’être humain – chaque être humain – est rempli d’imperfections et qu’il est nécessaire – pour pouvoir survivre – de ne pas se soucier trop de certaines choses. Personne ne s’en sort sans douleur et sans cicatrices. Pour devenir papillon, la larve doit briser sa chrysalide.


De Pauw est toutefois profondément convaincu de l’existence de nombreux rapports de force oppressifs dans les relations humaines : cet élément a constitué à plusieurs reprises le thème de son œuvre. La première production ultérieure à Radeis réunit un homme et une femme sur la scène et ce n’est pas un hasard si elle s’intitule Usurpation. Les productions réalisées en collaboration avec Tom Jansen en particulier mettent l’accent sur l’auto-dérision par rapport au comportement agressif du « mâle » qui se considère supérieur à « la femelle », par rapport au macho qui veut en imposer à tous égards. Le monde de Josse De Pauw est un monde d’hommes qui se délectent tout autant qu’ils souffrent de ce comportement machiste. Dans son œuvre, peu de femmes (voire aucune) occupent physiquement la scène mais, en fait, elles sont toujours présentes, dans l’esprit des hommes, elles forment le centre de leurs préoccupations. Rares sont les artistes masculins qui ont dressé un portrait aussi implacable de « leur propre sexe ».
De Pauw opte pour la relativisation extrême et l’auto-dérision et démasque aussi lorsqu’il s’agit d’aborder des problèmes sociaux plus vastes. Nous pourrions résumer cette attitude comme suit : « intégrer le portrait de l’ennemi ». L’exemple le plus évident de l’expression de cette attitude est la grande production SS réalisée par Josse De Pauw en collaboration avec Tom Jansen en 2002 et basée sur les interviews avec des SS néerlandais organisés en 1967 par Armando et Hans Sleutelaar. L’auto-relativisation constitue aussi la base du jeu de De Pauw. Peter van Kraaij : « Josse De Pauw est un acteur qui ose également extraire les pires facettes d’un personnage ». Josse De Pauw : « Pour moi, le jeu scénique nécessite que l’on s’implique dans ce que l’on dit. »
Mais Josse De Pauw est avant tout un narrateur particulièrement généreux, qui récite, chante, hurle ou chuchote son texte tout en laissant toujours la place aux associations et à l’imagination propres du spectateur. Un narrateur pour qui la quête prime toujours sur le savoir. Car cette quête est le seul moyen possible de vivre de temps en temps ces moments de théâtre incroyablement fascinants – incroyablement fascinants à la fois pour les acteurs et pour les spectateurs – où tout semble coïncider : la pensée avec l’action, la musique avec le texte, la vie avec le théâtre, le souffle avec le battement de cœur. Josse De Pauw : « Des moments où l’on se dit : c’est tout simplement mieux que la vie. »

 

(Traduction : Nathalie Paternostre)