Focus Guy Cassiers (Fr.)

Kaaitheater bulletin Mar 2004French

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« Plutôt que de supposer une perception commune du monde, on peut affirmer que c’est le langage lui-même qui est notre seule véritable perception commune du monde. (…) Nous ne pouvons pas dire, au sens le plus littéral du mot, de quoi la réalité aurait l’air sans le langage. »

(Patricia de Martelaere, Een verlangen naar ontroostbaarheid (Un désir de désolation))

 

1.

Guy Cassiers (1960) – qui est depuis 1998 le directeur artistique du ro theater à Rotterdam – a suivi une formation en arts plastiques à l’Académie d’Anvers, mais dès le début de sa carrière artistique, il s’est occupé de théâtre. Et bien qu’il fasse un usage intensif des images et des nouveaux médias dans ses spectacles, l’intérêt premier et majeur de Cassiers se situe dans le langage, dans la littérature: la plupart de ses spectacles se basent sur des romans ou en sont des adaptations. Il ne recule même pas devant la recherche d’une traduction théâtrale – si besoin est, au sein d’un cycle de plusieurs spectacles – de monuments de la littérature comme Anna Karénine de Tolstoï ou A la recherche du temps perdu de Proust. Pour Guy Cassiers, le langage – aussi imparfait et limité qu’il puisse parfois être – est l’instrument le plus essentiel qui soit pour comprendre quelque chose au monde, pour explorer le système social et en découvrir les points faibles. Son premier spectacle était Kaspar (1981), une mise en scène du texte de Peter Handke à propos de Kaspar Hauser, qui avait grandi en dehors de la communauté des hommes et n’avait appris à parler qu’à l’âge de seize ans. Dans l’histoire de Kaspar Hauser, la socialisation – ou son impossibilité – et l’acquisition du langage ne font qu’un : ainsi, le texte de Handke est presque inévitablement devenu pour Guy Cassiers une « histoire originelle ».

  

…replacer l’être humain au centre de l’attention – l’homme en souffrance, tourmenté, qui se bat…

(Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau)

 

2.

Car, outre l’attention portée au langage, ce tout premier spectacle aborde également une autre donnée qui traversera l’œuvre de Guy Cassiers comme un fil rouge: son intérêt marqué pour les personnages marginaux, inadaptés à la vie sociale : des « fous » comme le Keefman de Jan Arends dans Het Liegen in ontbinding (1993), le Jakob van Gunten de Robert Walser dans Grondbeginselen (1990) ou le Tom de Iain Banks dans De Wespenfabriek (2000), les enfants incestueux de Ian McEwan dans De cementen tuin (1984), Maarten, le vieil homme sénile de Bernlef dans Hersenschimmen (1997), Pim Parel, le délinquant de Gerardjan Rijnders dans Rotjoch (1998), Paula Spencer, l’alcoolique de Roddy Doyle dans The Woman who walked into doors (2001), etc.
Chez Guy Cassiers, ce besoin de donner une voix au théâtre à ceux que l’on n’écoute pas dans la société ne s’exprime pas seulement dans le choix thématique des sujets, mais aussi dans des processus de travail concrets : bien avant que le travail socio-artistique ou multiculturel ne soit mis à l’ordre du jour social, Guy Cassiers a réalisé des spectacles avec des enfants allochtones (La Cifra, 1991 et Kahaani, 1997), avec des handicapés (Daedalus, 1987 et Tête vue de dos, 1989), avec des personnes âgées (La Grande Suite, 2001) ou des acteurs amateurs (Ja, ja maar nee nee, 2001), etc.
Peut-être parce qu’il est lui-même, en tant qu’artiste plastique, un « amateur » au théâtre, il se sentait tout naturellement attiré par le côté « naïf », « l’incompétence sans vergogne » de tous ces acteurs qui ne s’embarrassent d’aucun professionnalisme. Son intérêt pour ces personnes est essentiellement de nature artistique; en réalisant des spectacles avec ces amateurs, Guy Cassiers ne recherchait pas consciemment un effet social ou thérapeutique ; ces personnes faisaient partie intégrante de sa pratique artistique.

 

« Ce qui est important, maintenant, c’est de retrouver nos sens. Nous devons apprendre à voir davantage, à entendre davantage, à sentir davantage. (…) Au lieu d’une herméneutique, nous avons besoin d’une érotique des arts. »

(Susan Sontag, Against Interpretation)

 

3.

Une troisième caractéristique de l’œuvre de Cassiers est sa fascination pour le fonctionnement des sens, de la mémoire, du cerveau et leurs déficiences. Ainsi, des spectacles comme Het theater van het geheugen (1993) ou De pijl van de tijd (1994) partent à la recherche des mécanismes de la mémoire humaine. Mais ces fascinations – que Cassiers a souvent nourries de ses lectures de scientifiques « romantiques » comme Alexander Romanovic Lurija et Oliver Sacks – sont elles aussi liées au langage et à son apprentissage. Guy Cassiers: « Il y a un élément qui m’a fortement marqué dans le livre d’Oliver Sacks sur les sourds, à savoir que quand on pense, on parle en fait dans sa tête : on pense donc à partir de sons. Si on n’entend pas, il faut alors penser de façon visuelle, alors que pour nous, la pensée est surtout le stockage d’informations via le langage. Selon moi, c’est pour cette raison qu’un sourd a beaucoup plus difficile dans ses contacts sociaux, à communiquer qu’un aveugle. » L’accent mis sur les sens comme entités qui opèrent séparément d’une part, et sur leur synesthésie réciproque d’autre part, est devenu chez Cassiers le moteur de la recherche de langages qui ne s’expriment pas par des paroles, mais par des sons, des images, des couleurs, etc. Nombreux sont les projets où la musique joue un rôle important, comme par exemple The sands of time (1998), The woman who walked into doors et le cycle Proust (à partir de 2003).

 

4.

En ce qui concerne l’élaboration d’un langage pictural, il allait de soi, dans le contexte actuel, que Cassiers – souvent en collaboration avec des « réalisateurs d’images » comme Walter Verdin et Peter Missotten – creuse l’utilisation des nouveaux médias, comme la vidéo et toutes les formes possibles de création d’images digitales. Sans doute sous l’inspiration de l’œuvre du Wooster Group, la création picturale est devenue, ces dernières années, l’un des aspects les plus importants du travail de Cassiers : de, notamment, De pijl van de tijd à De sleutel (1998) ou Lava Lounge (2002) en passant par Faust I (1998) et HMA of Hiroshima mon amour (1996).
Quelque part au milieu des années 1980, Peter Sellars disait: “The Wooster Group s’est emparé de ce langage des films et de la télévision et l’a ramené au théâtre, et, via cette pollinisation croisée, il a créé un vocabulaire théâtral totalement neuf… Ce sera la lingua franca de la nouvelle génération du théâtre: peu importe qu’elle nous semble bizarre maintenant, c’est la langue que nous parlerons tous dans quinze ans. » Dans le théâtre flamand et néerlandais, c’est pour une grande partie chose faite grâce à l’œuvre de Guy Cassiers. Dans des projets récents comme Rotjoch (1998), The woman who walked into doors et le cycle Proust, il va encore un pas plus loin dans la traduction de mots et de phrases en langage visuel : les acteurs sur scène entrent en dialogue avec des personnages « virtuels » qui sont présents sur écran sous forme de mots projetés ; la forme, la mise en page, les mouvements, les agrandissements ou les réductions de ces mots expriment l’identité et le caractère de ces personnages, tandis que d’éventuelles images supplémentaires suggèrent le contexte des scènes en question.

 

« Ce que je trouve tellement intéressant dans le théâtre en ce moment, c’est son isolement, qui est dû aux qualités de communication rapide dont disposent les autres médias. Grâce à cela, la place du théâtre peut être repensée et on pourra y trouver une plus grande liberté. »

(Guy Cassiers, Etcetera 82)

 

5.

Lorsque Guy Cassiers, malgré sa formation plastique, a fait ses tout premiers pas dans le théâtre, il a déclaré que ce qui l’attirait surtout dans ce média, c’était la communication vivante que l’on y trouvait entre personnes. Cette communication se décline sous deux aspects.
Il s’agit d’une part des contacts humains au sein du processus de travail, de la structure choisie dans laquelle ces contacts humains peuvent se dérouler. Sur ce plan, Guy Cassiers a délibérément essayé, au cours de sa carrière, les formes très différentes du travail fixe et du travail occasionnel et leurs avantages et inconvénients respectifs. En tant que jeune metteur en scène, son parcours le menait d’un projet à un autre – Kaspar, Tristan (1983), De ontmoeting (1983), etc.; en 1984, il est monté sur scène avec son père Jef Cassiers dans Natuurgetrouw. De 1987 à 1992, il a été directeur artistique du Oud Huis Stekelbees (OHS) où il travaillait avec un petit noyau dur et où il a su donner un nouveau contenu artistique au théâtre pour enfants. Il a quitté l’OHS, selon ses propres dires, pour ne pas s’incruster et laisser la place aux autres. Entre 1993 et 1998, il a mené une existence de metteur en scène freelance; durant cette période, il a notamment travaillé pour le Kaaitheater (Het liegen in ontbinding, Momentum (1994), De pijl van de tijd et Hersenschimmen). Via l’invitation à mettre en scène Angels in America (1995), il a fait la connaissance du ro theater à Rotterdam, une des « grandes structures théâtrales » des Pays-Bas, dont il est devenu le directeur artistique en 1998. En 2006 – après une année de transition dont se chargera Josse De Pauw – il reprendra le flambeau de Luk Perceval à Het Toneelhuis à Anvers.
Son choix pour le ro theater a notamment été motivé par l’option délibérée d’ouvrir son œuvre à un plus large public et de rechercher des moyens pour tirer le théâtre en général de son isolement; un choix qui découlait logiquement de son œuvre artistique, bien avant que ne se déchaîne le « débat sur la participation ». Avec ces options, Cassiers touchait en effet l’autre aspect du « théâtre comme moyen de communication », à savoir les contacts entre la scène et le public. Via le ro theater et les tâches qu’une si grande structure théâtrale se doit de remplir dans une communauté, Cassiers s’est mis à éprouver une grande fascination pour la ville de Rotterdam, un lieu où, tout comme à Anvers, les problèmes de multiculturalité et de populisme, de racisme et de ghettos sont plus qu’ailleurs à l’ordre du jour. En permettant à tous les habitants de Rotterdam d’assister gratuitement au spectacle Lava Lounge et y ajoutant chaque soir une discussion, il a emmené un grand nombre de Rotterdamois pour la première fois au théâtre. Qu’il ait utilisé pour cela une production dont l’élaboration formelle pourrait sans doute être décrite comme « difficile », ou en tout cas comme pas évidente, montre bien que Guy Cassiers prend son public au sérieux et que cette recherche d’un plus large public ne doit pas nécessairement s’accompagner de l’abandon d’une part de son intégrité artistique. Cela demande seulement beaucoup de travail et d’attention, de vigilance, tout comme il faut de l’attention, du travail et de la vigilance pour veiller à ce qu’une grande structure comme le ro theater et bientôt Het Toneelhuis restent active et pleine de vie. Sur base de ses principes, à savoir que le théâtre est communication, que le langage est notre principal outil de communication et qu’il va de pair avec la socialisation, l’œuvre de Guy Cassiers est placée sous le signe de l’ouverture et du maintien en mouvement constant de ces deux courants de communication : celui qui relie les hommes de théâtre entre eux et celui qui relie les hommes de théâtre au public.

 

(Traduction : Nathalie Smeesters)