Focus Xavier Le Roy (Fr.)

Kaaitheater bulletin Nov 2003French

item doc

L’être humain qui se tient debout paraît autonome, comme s’il se tenait seul, et qu’il pût encore tout décider. L’être humain assis exerce pression; son poids agit extérieurement et éveille un sentiment de durée. Tel qu’il est assis là, il ne peut pas tomber; il grandit s’il se lève. Mais l’être humain qui se repose, l’être humain étendu, s’est désarmé. Il est aisé d’avoir prise sur lui, tel qu’il est exposé dans son sommeil. Celui qui est étendu est peut-être tombé, peut-être a-t-il été blessé. Avant qu’il se soit remis sur pied, il n’est pas pris pleinement au sérieux.

Elias Canetti, (La conscience des mots)

 

Un corps étrange

Quand le danseur et chorégraphe français Xavier Le Roy (°1963), qui vit à Berlin depuis 1992, a commencé à travailler comme artiste, un de ses désirs était d’échapper à “un style personnel”; il voulait éviter toute “signature”, toute “étiquette” afin de choisir une voie libre et créative, au lieu d’un itinéraire tracé d’avance. Les circonstances en ont décidé autrement. Lorsque le premier programmateur à accueillir son œuvre lui a demandé son CV, il y a découvert que l’artiste avait abandonné sa carrière de chercheur en microbiologie pour devenir danseur ; cette donnée est reprise dans le premier article consacré à l’œuvre de Le Roy et le chorégraphe s’est aussitôt vu coller une “étiquette”: celle du scientifique dansant, un corps étranger dans le monde du mouvement. Le Roy est ainsi lui-même devenu un “produit de circonstances”.
C’est aussi le titre qu’il donna à l’un de ses premiers spectacles: Product of Circumstances (1999), une conférence autobiographique et scientifique ponctuée d’illustrations – des dias de processus microbiologiques d’une part, et de courtes démonstrations de danse d’autre part. Un scientifique au théâtre: cela n’a, en fait, rien de bien exceptionnel. Aux 17e et 18e siècles et durant une bonne partie du 19e, il était fréquent que des chercheurs présentent des démonstrations-expériences au théâtre; un savant comme Fahrenheit gagnait même sa vie grâce à ce type de spectacles scientifiques; les dissections de corps et autres leçons d’anatomie étaient suivies avec avidité par un public souvent fortuné...

 

 De la science à la danse

Le passage de Le Roy de la science à la danse reposait cependant sur d’autres motifs. L’idéalisme qui l’animait au début de sa carrière de chercheur fut bien vite étouffé dans l’œuf: il constata rapidement que les sciences n’ont, dans notre société, rien à voir avec la recherche (de la vérité), mais bien avec la production, la publication, etc., avec une mentalité de marché qui fait la part belle à des notions telles que carrière, pouvoir et hiérarchie. Plus Le Roy en prenait conscience dans son laboratoire, plus il suivait des cours de danse. Pourrait-il échapper à ce type de mécanismes grâce à une reconversion éventuelle dans la danse? L’art était-il situé en dehors de ce système économique et des codes de comportement qui en découlent? Finalement, non, mais encouragé par les expériences acquises et poussé par un intérêt toujours croissant pour les activités physiques, Le Roy a finalement décidé d’interroger de l’intérieur le média de la danse, et, si possible, d’y apporter des transformations.
L’art n’est pas en mesure de changer le monde, mais peut-être bien d’en modifier la compréhension. Le théâtre est un lieu qui se prête à ce genre de discours. Il est sans doute impossible de tendre vers une utopie, de créer un autre monde (comme sait le faire Harry Potter – dont Le Roy est un grand fan – grâce à ses pouvoirs magiques), mais peut-être pourrait-on émettre des propositions de méthodes, de systèmes d’organisation, de concepts qui soient à même d’activer notre perception de ce monde. Ici, les options du scientifique
Le Roy et de l’artiste Le Roy coïncident: les innovations, tant en science qu’en art, ont généralement un rapport avec “cette transformation du regard” qui s’effectue alors chez l’artiste et le scientifique, à savoir la capacité créative de porter un autre regard sur une réalité familière.

 

Conditions et méthodes de production

Au départ, Le Roy a monté une entreprise unipersonnelle: il s’est mis au travail tout seul, ou, pour le dire dans ses propres mots: “en collaboration exclusive avec moi-même” pour voir ce qu’il en adviendrait. Mais les arts de la scène ne se prêtent pas – contrairement, par exemple, à la pratique d’écrivain ou de sculpteur – à une production en solitaire. Le travail avec d’autres, en groupe a néanmoins bien vite donné lieu à des méthodes de travail qui s’opposaient totalement au besoin de résistance et de critique de Le Roy. De plus en plus, il a été convaincu que les méthodes de production du monde artistique devaient elles aussi être repensées: la façon de produire détermine en effet le produit, le résultat, le spectacle (n’est-ce pas là un raisonnement des plus marxistes?). Il ne suffit pas que le spectacle ait un contenu critique; son fonctionnement doit l’être également: ce fonctionnement est déterminé par les relations existant entre les personnes qui y travaillent, par la manière dont l’auteur se positionne, par la façon dont se déroule le contact avec le spectateur, etc.

 

Spectacles

A travers ses différents projets, Xavier Le Roy s’occupe de traduire toutes ces idées, et bien d’autres encore, sous forme de spectacles. En voici une sélection.

Self Unfinished (1998) se déroule dans une pièce toute blanche où l’on trouve, outre Xavier Le Roy, une table, une chaise et un poste de radio qui ne fonctionne pas. En partant des positions les plus simples, debout, assise et étendue, Le Roy va transformer son corps avec ses vêtements de telle façon que le spectateur ne sache plus quel être il a devant lui; par moments, Le Roy est un monstre bipède, mi-homme mi-femme; à d’autres, son torse nu et sa tête qui semble avoir disparu le font plutôt ressembler à une poule dont on a arraché les plumes. “L’ordre des mouvements”, disait Le Roy, “ a été fortement déterminé par les objets qui dominent notre vie, par exemple par le fait que je dois d’abord retirer mes chaussures avant d’enlever mon pantalon.” Self Unfinished est un spectacle comique sur une sculpture vivante, qui laisse le spectateur avec de nombreuses questions comme “vois-je bien ce que je vois?”, “qu’est-ce qui est masculin et féminin?”, “quelle est la spécificité du corps, s’il peut ainsi me surprendre et m’aliéner à lui en tant que spectateur, et se surprendre et s’aliéner à lui-même?” Etc.

En 2000, le chorégraphe français Jérôme Bel a demandé à son collègue favori Xavier Le Roy de réaliser un spectacle pour lui. A cette époque, Bel se posait beaucoup de questions sur la position de l’auteur et du droit d’auteur. Le Roy a réalisé le spectacle et a été payé en tant qu’”employé”, mais Bel l’a signé et détenait donc les droits d’auteurs. La qualité d’auteur régie par les lois du marché, telle qu’elle se présente habituellement dans notre société, était ainsi remise en question. Le spectacle fut intitulé Xavier Le Roy et avec cette œuvre, le chorégraphe Le Roy a réalisé une création qui était en même temps un commentaire sur une pièce antérieure de Jérôme Bel, Le Dernier Spectacle. Hormis la confusion concernant la paternité de l’œuvre, le spectateur est à nouveau confronté à l’imperfection de ses sens (“vois-je ce que je vois?”) ainsi qu’à la confusion entre homme et femme ; à cela s’ajoutent des questions sur la répétition et la différence. Chaque répétition d’un acte diffère malgré tout de la “fois précédente”. Il n’y a pas de répétition sans différence, mais il n’y a pas non plus de différence sans répétition. Le Roy touche ici à des questions profondes sur lesquelles s’étaient déjà penchés des philosophes comme Kierkegaard et Deleuze.

Giszelle (2001) est un solo en deux parties que Xavier Le Roy a créé pour la jeune danseuse hongroise Eszter Salamon. Le titre renvoie bien sûr à Giselle, un des classiques du répertoire du ballet romantique. Outre une citation de ce ballet classique, le spectacle comprend toute une série de mouvements reconnaissables, issus par exemple du yoga et du monde du disco; mais on retrouve aussi sur scène l’image du Penseur de Rodin, celle de l’homme singe qui se redresse peu à peu ou celle du cow-boy en train de dégainer. Dans ce spectacle, Le Roy a surtout travaillé avec des concepts filmiques: positions de caméra, techniques de montage, d’assemblage etc. Ce n’est pas tant le mélange des disciplines, tel qu’on le retrouve souvent dans les spectacles multimédias, qui intéresse Le Roy, mais bien ce qu’un média peut emprunter à ou utiliser d’un autre.

Projet est le dernier spectacle en date de Xavier Le Roy; il y aborde le terrain de recherche du jeu. Il n’y a pas de jeu sans règles. Sur une scène de théâtre, on joue, mais ce type de jeu obéit à d’autres règles que celles qui sont d’application sur un terrain de football ou dans une salle de sport. Au théâtre, la règle, la convention conclue entre acteurs et spectateurs stipule d’une part que les acteurs “font semblant”, et d’autre part que les spectateurs “savent que ce jeu n’est pas vrai”. Dans Projet, Le Roy fait alterner sur scène différentes équipes de joueurs: parfois ils ont une balle, parfois pas; par moments, ils exécutent des mouvements décidés à l’avance, mais à d’autres, le jeu de balle se poursuit selon ses propres règles; les règles se compliquent également à mesure que le jeu/le spectacle progresse. Comme pour l’utilisation des techniques de film dans Giszelle, Le Roy veut examiner comment les principes du jeu se comportent dans un contexte chorégraphique, et quels mouvements de balancier peuvent être institués entre ces deux domaines de la pratique humaine.

Dans l’œuvre de Xavier Le Roy, la pensée et le mouvement demeurent inextricablement liés. La réflexion est une activité physique. Wittgenstein marchait de long en large dans sa chambre quand il essayait de formuler ses pensées. Pour Le Roy, le chorégraphe est un chercheur dont le terrain s’étend sur le monde entier.

« Sous l'angle de la forme, on peut définir le jeu comme une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel. »

(Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, 1938 (trad. 1951))

 

 

(Traduction Nathalie Smeesters)