Focus Meg Stuart (Fr.)

Kaaitheater bulletin Sep 2003French

item doc

Très vite, des panneaux apparurent. LE HANGAR LE PLUS PHOTOGRAPHIE D’AMERIQUE. Nous dénombrâmes cinq panneaux avant d’y être. (…) “Comment le hangar était-il avant qu’il ne soit photographié?”, dit-il. “De quoi avait-il l’air, en quoi était-il différent des autres hangars, en quoi ressemblait-il aux autres hangars? Nous ne pouvons pas répondre à ces questions parce que nous avons lu les panneaux, parce que nous avons vu les gens qui prenaient des photos. Nous ne pouvons pas sortir de l’aura. Nous faisons partie de l’aura. Nous sommes ici, nous sommes maintenant.”

(Don DeLillo, Bruit de Fond)

 

Racines

La chorégraphe américaine Meg Stuart (°1965) a réalisé sa première création d’importance, Disfigure Study, à la demande du Klapstukfestival de Louvain en 1991. En 1994, elle a décidé de s’installer à Bruxelles et de développer sa structure à elle: Damaged Goods. Meg Stuart n’est pas la seule artiste américaine à avoir opté pour le climat culturel européen, plus favorable à l’art et plus prometteur. On dit souvent de Meg Stuart qu’elle est une Américaine “non américaine”; toutefois, malgré son choix d’implanter son œuvre en Europe, un bon nombre de ses racines se situent très clairement en Amérique.

1. Dans son livre Amérique paru en 1986 déjà, le sociologue français Jean Baudrillard traite de quelques différences de base entre le continent européen et américain. Il écrit à propos des Etats-Unis: « l’espace y est la pensée même. » Tout qui habite un pays si grandiose, où l’horizon s’étend souvent sur 360°, tout qui réside dans des villes dépourvues de centre, où les gratte-ciels occupent même l’espace aérien, ne peut avoir qu’un sens de l’espace qui diffère fondamentalement de celui des Européens. Peut-être le côté intrigant, pour nous, de l’œuvre de The Wooster Group tient-il au fait que, dans leurs représentations, c’est avant tout l’espace qui est structuré, bien plus que le temps. Baudrillard écrivait aussi: « nous (les Européens) sommes libres en esprit, mais eux sont libres de leur gestes. » La manière qu’a Meg Stuart d’aborder l’espace et les mouvements témoigne en effet d’une « aisance corporelle », d’une « aisance de l’espace » que nous ne connaissons pas.

2. En outre, les racines de Meg Stuart remontent aussi indubitablement à l’histoire de la danse de son pays : on peut la considérer comme une héritière de danseurs-chorégraphes tels que Steve Paxton et Yvonne Rainer, le groupement autour de Judson Church (New York, 1962) et le collectif d’improvisation Grand Union (1970). Ces derniers ont été à l’origine de quelques principes chorégraphiques de base : le rejet de la hiérarchie dans le processus de travail, que ce soit entre les personnes ou entre les matériaux ; l’importance de l’improvisation, du non préparé ; l’introduction de mouvements de tous les jours, non stylisés ; l’utilisation de mouvements d’origines les plus diverses (sports, arts de combat, jeux d’enfants, etc.) ; le fait que tout mouvement soit permis, que chaque membre du corps ait la même importance, etc. La danse/la chorégraphie devient une exploration du mouvement. Tous ces principes de base sont développés plus avant, avec beaucoup d’intelligence, dans l’œuvre de Meg Stuart.

3. Ses racines dans le domaine de l’histoire de l’art ne se limitent cependant pas à l’histoire de la danse. Le deuxième spectacle de Stuart, en 1993, a pour nom No Longer Readymade, ce qui constitue une allusion directe au « ready made » de l’artiste dadaïste français émigré aux Etats-Unis Marcel Duchamp. Nous avons tous chez nous une œuvre d’art ready made: il nous arrive à tous de ramasser dans la nature une pierre, un coquillage, un morceau de racine que nous trouvons beau et de le placer sur notre cheminée ou appui de fenêtre à côté d’éventuelles autres œuvres d’art.
L’idée de base qui se cache derrière les « objets trouvés » de Duchamp est la conscience du fait que c’est en réalité une décision intellectuelle qui détermine ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, décision qui sera ensuite adoptée ou non dans un consensus social. Les idées de Duchamp ont eu une très grande influence sur les arts (plastiques) des années soixante, surtout aux Etats-Unis, et ont bien sûr également une dimension politique, à savoir l’idée que « tout le monde peut être artiste ».

4. Nourrie par toutes ces racines et influences – et bien d’autres encore –, Meg Stuart travaille de façon très personnelle en se posant sans cesse de nouvelles questions. En élaborant son œuvre dans un contexte européen, elle ne se rend pas la vie facile. Les anciennes conceptions de l’art – l’art comme le beau, l’art comme imitation de la réalité, l’artiste comme individu génial, le travail artistique comme résultat de l’inspiration, l’art comme quelque chose qui doit venir « du ventre » et pas de la tête, l’œuvre d’art comme objet délimité qui existe par lui-même, la prépondérance de l’intériorité sur l’aspect extérieur en art, etc. – semblent plus tenaces en Europe qu’aux Etats-Unis.
C’est logique ; le poids de la tradition (en philosophie, en art, etc.) est beaucoup plus grand en Europe. Un paradigme – un ensemble de concepts qui déterminent radicalement le cadre de notre pensée pendant une longue période – ne peut être changé d’un jour à l’autre. Combien de décennies, de siècles même, l’homme n’a-t-il pas eu besoin pour accepter que la terre était ronde et non plate, – « un des pas les plus osés dans le développement de la pensée humaine », selon le professeur d’astronomie C. de Jager. Combien d’années, de décennies les artistes innovateurs devront-ils travailler pour que, par exemple, l’idée de l’art comme beauté ou comme imitation soit remplacée par une conception de l’art comme exploration. L’œuvre de Meg Stuart joue un rôle important dans ce processus de transformation.

  

L’œuvre

« J’ai toujours considéré la chorégraphie comme une étude de la forme humaine ou une assertion sur la présence physique – par opposition à une simple suite de mouvements en soi. Ainsi, j’ai toujours été séduite par les arts visuels », écrivait Meg Stuart dans une lettre à l’artiste plastique espagnol Juan Munoz (1953-2001). Lorsque nous parcourons chronologiquement l’œuvre de Meg Stuart, nous constatons que l’étude du mouvement (plutôt que de la danse) et la relation du mouvement avec les arts plastiques et les autres arts ainsi qu’avec la vie elle-même, constituent un fil conducteur.

1. Dans ses premières œuvres, Disfigure Study, No Longer Readymade, No One is Watching (1995), l’influence d’artistes plastiques comme Marcel Duchamp et, certainement aussi, le peintre Francis Bacon, est particulièrement perceptible. Meg Stuart partage l’attention de Bacon pour la « distorsion », la « perturbation », la « violence », la fragmentation et la déshumanisation du corps, l’homme handicapé, atteint dans sa personne, à la dérive. Tout comme Bacon « sculpte » les personnages sur ses toiles, Meg Stuart « sculpte » les corps sur scène. Bacon parle d’« armatures », d’armures, d’enveloppes autour de ses personnages. Depuis le début, Meg Stuart éprouve la même fascination pour l’extérieur du corps, la peau qui constitue notre frontière, nos limites et sur laquelle on peut lire toute une vie (souvenirs, cicatrices, expériences, traces, histoire…).
Là où, dans le ballet classique, les danseurs se touchent à peine, si ce n’est pour des raisons fonctionnelles (dans les portées où les hommes soulèvent et portent les femmes), l’œuvre de Meg Stuart se concentre sur le tactile, le toucher comme étant notre sens le plus important. Via le contact physique, elle entre dans le champ émotionnel, par le contact physique, elle passe de l’extérieur à l’intérieur de l’être humain. En ce sens, son œuvre – si paradoxal que cela paraisse à première vue – témoigne d’une parenté avec celle de Pina Bausch: les deux chorégraphes féminines ne sont pas tant à la recherche du mouvement que du fait d’être mû, dans tous les sens du terme.

2. Dans une deuxième phase de son œuvre, Meg Stuart élabore plusieurs spectacles sous le titre général de Insert Skin (1996-1998), où elle traduit l’influence qu’exercent sur elle les arts plastiques par des collaborations intenses avec des artistes plastiques. Dans les relations de travail que, pour ce projet, elle entame successivement avec Lawrence Malstaf, Bruce Mau, Gary Hill et Ann Hamilton, les différentes disciplines ne sont pas mises côte à côte ; une discipline particulière (par exemple la danse) ne domine certainement pas non plus les autres. La collaboration a lieu « sur un pied d’égalité », dans un échange réciproque et continu ; les disciplines se glissent l’une dans l’autre, comme si les artistes s’absorbaient mutuellement. Pour l’essentiel en parallèle avec Insert Skin, Meg Stuart se lance, avec Christine De Smedt et David Hernandez, dans une série de spectacles d’improvisation, Crash Landing (1996-1999). Il s’agit à nouveau de spectacles avec une structure ouverte (structure dans le sens de charpente, d’un nombre très réduit de conventions) auxquels toute une série d’artistes appartenant à des disciplines très variées sont invités à participer : Steve Paxton, Kate Valk de The Wooster Group, Jan Ritsema, Jérôme Bel, Boris Charmatz, Xavier Le Roy, David Linton, Hahn Rowe, Lawrence Malstaf et beaucoup d’autres. Crash Landing était de plus un projet « nomade » ; non seulement le groupe de collaborateurs changeait, mais aussi le lieu ; des éditions ont eu lieu à Louvain, Vienne, Paris, Lisbonne et Moscou.

3. La structure nomadique de Crash Landing permet aussitôt de faire le lien avec une troisième phase de l’œuvre de Meg Stuart, à savoir les différents épisodes de Highway 101. La première représentation du tout premier Highway 101 a eu lieu en mars 2000 aux Studio’s du Kaaitheater. Si, durant les premières périodes de l’œuvre de Stuart, la peinture, la sculpture et toutes les autres composantes possibles des arts plastiques jouaient un rôle décisif, Meg Stuart confronte en substance, dans Highway 101, son étude du corps humain à l’architecture – à tous les paramètres spatiaux possibles – ainsi qu’à tous les types de nouveaux médias : ainsi, les paramètres temporels (par exemple la confrontation entre les images enregistrées à l’avance et le matériel live ou filmé en live) vont déterminer eux aussi la complexité de la représentation ainsi que l’expérience visuelle et auditive du spectateur.
Comme lors de la collaboration avec des artistes plastiques pour Insert Skin, l’espace et les nouveaux médias sont, dans Highway 101, totalement intégrés, absorbés. L’entièreté des Kaaitheaterstudio’s faisait partie intrinsèque de la représentation. Lors des éditions ultérieures à Vienne (Emballagenhalle), à Paris (Centre Pompidou) et de nouveau à Bruxelles (Plan K), de nouveaux spectacles ont à chaque fois été réalisés, qui utilisaient, respiraient, absorbaient les espaces présents. Dans ce contexte, les spectateurs décidaient de leur propre utilisation du temps et de l’espace ; ils se promenaient dans le spectacle comme dans une exposition.

4. Avec ALIBI (2001) et Visitors Only (2003), ses spectacles les plus récents, Meg Stuart renonce à l’exploration de l’espace libre pour travailler dans un contexte théâtral. Meg Stuart/Damaged Goods est entre-temps devenu, sur l’invitation de Christoph Marthaler, artiste en résidence au Schauspielhaus de Zürich et travaille aussi au Volksbühne de Berlin, deux grands théâtres qui ont donné envie à Stuart de se lancer dans l’étude de l’architecture plus traditionnelle du théâtre, avec sa division entre scène et espace public. En parallèle avec ces espaces – peut-être même sous l’inspiration de ces espaces ? –, d’autres éléments théâtraux font leur apparition dans son œuvre. Des textes sont intégrés dans les spectacles ; les artistes ne jouent pas de rôle, mais laissent tout de même deviner des personnages ; des personnages dont l’identité n’est pas fixe, mais est pour ainsi dire fluide, passe constamment d’un état à un autre. A côté des dégâts physiques de l’homme, tels qu’ils étaient déjà présents dans ses premières œuvres, surgissent aussi, maintenant, ses dégâts psychiques, les perturbations qui surviennent dans sa perception, dans sa mémoire. L’homme n’est pas maître de son propre corps, mais n’est pas non plus maître de son propre esprit. On dirait que Meg Stuart a suivi une voie qui mène de l’extérieur à l’intérieur du corps humain, du corps tordu à la tête désorientée. En parallèle, Anna Viebrock, la scénographe de ces deux spectacles, a construit des espaces intérieurs, au sens propre : une maison avec des pièces mais dans lesquelles aucun des personnages ne se sent vraiment chez lui…

La peinture, les arts plastiques, l’architecture, les nouveaux médias, le théâtre… Meg Stuart continue son exploration systématique du mouvement, de l’art et de la réalité. Telle une scientifique rigoureuse, elle revendique la liberté de poser, avec d’autres, toutes les questions possibles et imaginables, et de continuer à les poser, sans tabous, sur base de critères qui doivent être sans cesse à nouveau déterminés ou rejetés.

 

(traduction : Nathalie Smeesters)