Focus Jérôme Bel (Fr.)

Kaaitheater bulletin May 2002French

item doc

« C’est le spectateur qui fait le spectacle. »

Jérôme Bel

« Il y a donc une impasse de l’écriture, et c’est l’impasse de la société même : les écrivains d’aujourd’hui le sentent: pour eux, la recherche du non-style, ou d’un style oral, d’un degré zéro ou d’un degré parlé de l’écriture, c’est en somme l’anti¬cipation d’un état absolument homogène de la société. »

(Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture )

 

1.

Le chorégraphe ( ? – nous reviendrons sur ce point d’interrogation) Jérôme Bel (1964) débute sa carrière en tant que danseur dans les compagnies d’Angelin Preljocaj, Daniel Larrieu, Joelle Bouvier et Régis Obadia. Il s’engage alors dans une intense collaboration artistique avec la chorégraphe italienne Caterina Sagna, après quoi il devient l’assistant de Philippe Découflé à la création des cérémonies d’inauguration de la 16ème Olympiade d’hiver d’Albertville (France) en 1994. Cette expérience le laisse en proie au doute. Il se remet alors en question : qu’est-ce que je suis en train de faire ? qu’est-ce que c’est, la danse ? comment signifier sur la scène ?
Le travail avec Découflé lui a valu de se constituer une cagnotte qui lui permettra de vivre sans travailler – modestement, certes – pendant deux ans. Il se retire alors dans ses pénates et se plonge dans la lecture. Barthes, Foucault, Althusser, Deleuze, Bourdieu,... il pille les rayons de la bibliothèqued’à côté. Le degré zéro de l’écriture (1953) de Roland Barthes le convainc qu’il lui faut recommencer à zéro sans se fixer de but. C’est ce qu’il fait, chez lui, en partant des objets banals qui l’entourent, et non dans un studio de danse où les habitudes acquises l’auraient fait se réengager dans les sentiers battus. La sémiologie du linguiste de Saussure, le structuralisme de Barthes, les conceptions de Foucault sur le somatique comme un domaine déterminé par la culture et par l’histoire, et enfin la critique – que Bel lui-même qualifie maintenant de naïve – de la société de consommation et du capitalisme, sont ses points de départ intellectuels pour arriver au but qu’il s’est fixé : réactiver le spectateur, le pousser à la réflexion, en faire un co-producteur du spectacle.

Son premier projet Nom donné par l’auteur (la définition que donne le dictionnaire du terme « titre ») voit le jour en 1994, en collaboration avec son compagnon Frédéric Seguette. Deux performers rassemblent sur et autour d’un un petit tapis toutes sortes d’ustensiles ménagers : un ballon, un dictionnaire, une lampe de poche, des patins à glace, une salière, un sèche-cheveux, un aspirateur, un billet de banque, un guéridon, une chaise... En silence, ils amènent les objets et les assemblent en configurations changeantes et dans leurs divers usages : comme s’ils voulaient dévoiler les différents signifiés et signifiants possibles que recèle chaque objet,... À la première de Nom donné par l’auteur, de nombreux spectateurs quittent la salle. Incomprise, l’œuvre est qualifiée de « dadaïste ». On conseille à Jérôme Bel de monter un second spectacle pour expliquer le premier !

C’est Jérôme Bel (1995), dans lequel il part de la question : qu’est-ce que la danse ? À quels codes le spectacle de danse doit-il satisfaire ? Pour qu’il y ait spectacle de danse, il faut qu’il y ait un corps ; et de la musique ; et de la lumière. Corps : il y a deux sortes de corps, homme et femme, dans leur « forme zéro », c’est-à-dire : nus. Le degré zéro de la musique est la voix humaine : une femme fredonne toute la partition du Sacre du Printemps de Stravinsky, tandis qu’une autre porte la lumière dans sa forme la plus élémentaire : un bulbe électrique. La démarche entreprise dans Nom donné par l’auteur, à savoir tester les possibilités d’usage et autres des objets, est ici répétée par deux danseurs nus, mais avec leur propre corps... Bien que les interprètes ne dansent pas à proprement parler, il s’agit à l’évidence pour Bel d’un projet de danse. Le spectacle, pour aussi cérébrales qu’en soient les prémisses, provoque de fortes réactions émotionnelles.

‘Because it is organized, the body is not an organic, undifferentiated presence. The internal division of the body means that we are “several” to begin with (...) and permits confusion between self and other, mind and body.’

(Philip Auslander, From Acting to Performance )

 

2.

Oublions un moment Shirtologie (1997) – dont la présentation chronologique suit Jérôme Bel – pour pousser la comparaison entre les processus mis en place dans les deux premiers projets de Bel et les productions Le Dernier Spectacle (1998) et Xavier Le Roy (2000). « Après deux spectacles, je n’ai toujours pas produit de danse » se dit Jérôme Bel, « donc, il me faut la voler à d’autres. » La consultation des implications juridiques d’une telle démarche faisant ressortir que la danse est le seul art pour lequel n’existe pas de « droit de citation », Bel demande à certains chorégraphes de bien vouloir lui prêter du matériel de danse. La chorégraphe expressionniste allemande Susanne Linke lui cède un fragment de Wandlung (1978), sur la musique de Der Tod und das Mädchen de Franz Schubert. Le Dernier Spectacle met en scène quatre personnages – ou faudrait-il les nommer des « enveloppes » ? - : Jérôme Bel, la vedette de tennis André Agassi, Hamlet et Susanne Linke. Dans le premier mouvement, les performers confirment qu’ils sont l’un des quatre personnages mentionnés, dans le deuxième, qu’ils ne sont pas l’un des quatre mentionnés. Le ‘to be or not to be’ de Hamlet prend dans cette perspective une signification portant sur la propre identité, mais assurément plus qu’ironique. Dans quel parcours Bel pouvait-il s’engager après son « dernier spectacle » pour trouver la réponse définitive au rôle social imposé de chorégraphe ? Il demande à l’un de ses collègues favoris, Xavier Le Roy, de faire une pièce à sa place ; Bel se contenterait de signer l’œuvre et donc aussi d’en posséder les droits. Le spectacle s’appelle Xavier Le Roy. La qualité d’auteur, comme la définissent les lois du marché, se voit donc couper l’herbe sous le pied. Ou bien Bel se rallie-t-il une fois de plus au constat que fait Barthes de « la mort de l’auteur » ? Dans la littérature actuelle, dit Barthes, il n’y a plus d’auteurs, il n’y a que des lecteurs.

« L’utilisation de la citation chorégraphique est une de mes stratégies discursives (...). L’aspect écologique de la citation m’intéresse (recyclage). Elle me permet de mettre la danse moderne/ contemporaine en perspective (historicisation) et d’essayer de déterminer une ontologie de la représentation. La citation enfin me sert à pallier mon incapacité à produire de la danse. »

(Jérôme Bel, Sydney, 24 février 2000)

 

3.

Avec Shirtologie (1997) Jérôme Bel imprime à sa démarche une nouvelle direction, que continuera The Show must go on (quel autre titre aurait-il pu inventer après avoir nommé sa – propre – dernière production Le Dernier Spectacle ?). Shirtologie – dans la version montée par Victoria à Gand – est une sorte de défilé dans lequel une vingtaine de jeunes montent sur le podium vêtus de T-shirts-avec-inscriptions toujours différents ; qui lit les messages successifs des T-shirts peut « faire des phrases » dont se dégage la mythologie de la jeunesse actuelle ; de manière subversive, on se sert ici des stratégies publicitaires capitalistes pour exprimer son propre univers. La structure linéaire de la succession de textes de Shirtologie est reprise dans The Show must go on : qui mémorise les textes des « pop songs » successifs, peut construire toute une histoire. Sur la scène, une vingtaine d’interprètes accompagnent/illustrent/montrent divers mouvements, mais la scène demeure aussi parfois vide, ou longée dans l’obscurité, ou habitée du seul dj. Le spectateur peut/doit suivre sa propre imagination pour remplir les morceaux manquants. Dans la philosophie de Bel, Shirtologie et The Show must go on sont apparentés par leur recherche du degré zéro dans le « métier » (de nombreux interprètes sont pour la première fois sur les planches), par le jeu avec la langue en tant que système de signes et par l’accent porté consciemment sur l’activation de la pratique du spectateur.

‘Performance’s only life is the present. Performance cannot be saved, recorded, documented or otherwise participate in the circulation of representations of representations: once it does so, it becomes something other than performance. To the degree that performance attempts to enter the economy of reproduction, it betrays and lessens the promise of its own ontology. Performance’s being, like the ontology of subjectivity proposed here, becomes itself through disappearance.’

(Peggy Phelan, UNMARKED the politics of performance.)

 

4.

Bien qu’elle puise ses racines dans la philosophie, la sociologie et les théories linguistiques et sémiologiques, la démarche de Bel s’avère extraordinairement simple (d’aucuns diront simpliste) ; la limpidité de sa pensée, la précision de ses concepts, ses capacités de relativisation et son humour lui gagnent la sympathie du public tout en déroutant celui-ci. Bel : « C’est avec une rigidité scientifique que je tends à l’intelligible et à l’univoque. » Bien qu’il ne soit pas sans ignorer que certaines des questions qu’il se pose ont déjà été posées et/ou résolues dans d’autres disciplines artistiques (par ex. les arts plastiques), il trouve à juste titre qu’il lui faut les poser aujourd’hui encore dans le secteur des arts du spectacle vivant. Des questions portant sur la priorité du concept par rapport à l’œuvre d’art, des questions d’identité, du rôle et du personnage, des questions sur la qualité d’auteur, la citation et le recyclage, des questions sur les limites et/ou le degré zéro de toute discipline et de ses pratiquants, etc. Avec une grande lucidité et beaucoup d’enthousiasme, il revient toujours au cœur battant du théâtre : l’ici et le maintenant de tout ce qui se passe dans l’espace théâtral et le rôle privilégié que peut y jouer le spectateur.

‘An etymological scrutiny of the term ‘theatre’ shows that from the Greek root théâ (‘watching, play’) theãsthai is formed: ‘looking, watching’. From which may be concluded that not the object of observation is the source of theatre but the subject of the spectator. The historical understanding of this term is concurrent with the assumption: the inner theatre always determines the perception of the outer theatre.’

(Helmut Ploebst, No Wind No Word)

 

(Traduction Monique Nagielkopf)