Focus Thomas Hauert (Fr.)

Kaaitheater bulletin Jan 2002French

item doc

« Pour t’aimer, j’accepte le risque de tomber. » (Thomas Hauert)

  

1.

La danse, dans notre pays, est un art frais éclos à tous égards. Ce n’est qu’en 1969 que le Ballet de Flandre, la première compagnie classique de nos contrées, voit le jour. À partir de 1980, les jeunes danseurs – dont Anne Teresa De Keersmaeker – inventent leur propre vocabulaire de danse contemporaine. Entretemps, on a travaillé d’arrache-pied. Depuis quelques années, Bruxelles brille de tous ses feux sur la carte de la danse mondiale. Les exploits chorégraphiques de De Keersmaeker, Platel, Fabre, Vandekeybus, etc. ont attiré dans leur sillage une flopée de jeunes chorégraphes, venus s’installer en Flandre et surtout à Bruxelles. La fondation de P.A.R.T.S., l’école qu’Anne Teresa De Keersmaeker a commencée en 1995 à Bruxelles, a imprimé un nouvel élan à Bruxelles en sa qualité de ville de la danse. Nombreux sont les jeunes chorégraphes qui travaillent, vivent et créent ici.

 

2.

Thomas Hauert est l’un d’entre eux. Il est né dans un petit village de Suisse. Enfant, il dansait dans le couloir de la maison paternelle. À l’âge de cinq ou six ans, il a assisté avec ses parents à un spectacle de Holiday on Ice. Dans sa tête, dès lors, l’idée de devenir danseur a fait son nid. Après des études d’instituteur en Suisse, il s’est inscrit à l’Académie de danse de Rotterdam, puis est entré comme danseur dans la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles. Là, il a participé à la création de plus d’un spectacle, en particulier Erts, Mozart Concert Aria's et Kinok. Mais il était déjà très clair alors – il l’a prouvé en faisant un « exercice » chorégraphique sur le film de Dziga Vertov, L’homme à la caméra – que son ambition était d’être chorégraphe. Sa rencontre avec le chorégraphe et improvisateur David Zambrano a été importante. Après un solo en 1997, il monte avec cinq danseurs en 1998 le spectacle Cows in Space, grâce auquel il remporte le prix de l’importante manifestation pour jeunes chorégraphes de Bagnolet (France). Depuis, il a réalisé des projets en solo tout en travaillant à ses chorégraphies de groupes (e.a. Pop-Up Songbook et Jetzt) avec les même danseurs : Sara Ludi, Samantha van Wissen, Mark Lorimer, Mat Voorter et Thomas lui-même ; un jeune groupe d’une stabilité peu commune, très intéressé par la « recherche » à laquelle ils peuvent s’adonner pendant la mise sur pied de leurs chorégraphies. Thomas est bien entendu le « chorégraphe du groupe » mais il est le premier à faire remarquer que le travail est collectif et que ses danseurs sont co-créateurs des spectacles. Le nom du groupe est ZOO, ce qui peut être significativement traduit par « regarder les animaux » et en particulier cette espèce des plus bizarres, l’homme.

« Mercredi. Je me promenais dans l’allée bordée d’eucalyptus, quand tout à coup surgit de derrière un arbre une vache. Je m’arrêtai et nous nous regardâmes dans le blanc des yeux. Sa vachéité surprit à ce point mon humanité– il y eut une telle tension dans l’instant où nos regards se croisèrent – que je me sentis confus en tant qu’homme, en tant que membre de l’espèce humaine. » (Witold Gombrowicz)

 

3.

L’œuvre de Thomas Hauert accuse immuablement deux perspectives divergentes : d’une part les danseurs travaillent à partir de moments d’improvisation, sur des séquences sans aucune consigne préalable ; et d’autre part ses prémisses sont souvent des patrons géométriques ou spatiaux bien déterminés, qui définissent profondément la chorégraphie. C’est précisément cette dualité entre le « défini » et le « non-défini » qui donne leur vitalité aux chorégraphies de Hauert. Car Thomas fait entièrement confiance à l’intelligence et aux réactions spontanées du corps : le mouvement que nous improvisons, nous n’aurions jamais pu le concevoir d’avance, et ce que nous exécutons d’après des schémas établis acquiert une plus-value corporelle que nous n’aurions en théorie pas pu nous imaginer. La danse en tant que pratique, en tant que faire du corps.

 

4.

Thomas Hauert ne crée pas « en l’air », n’importe comment. Sa démarche et ses mouvements sont régis par une pensée, une philosophie. Dans Cows in space, il questionne l’espace « entre » les danseurs et veut donner aux spectateurs l’impression d’être dans un train en marche, des fenêtres duquel ils peuvent admirer un paysage-avec-vaches animé ; une tentative de manipuler la perception des spectateurs. Dans Pop-Up Songbook, la voix, outre le corps, vient s’ajouter au terrain d’investigation et qui plus est, Hauert et ses danseurs expérimentent ici intensivement avec les lois d’équilibre et de la pesanteur : dans une longue séquence du spectacle, les interprètes s’essaient aux positions les plus diverses, debout sur une jambe, etc. Dans Jetzt, l’investigation se prolonge à l’apesanteur : tous les états entre tomber et atterrir sont essayés : qu’arrive-t-il au corps entre le début et la fin d’une chute ? Le solo de Thomas Hauert qui suit cette production s’appelle Do you believe in gravity? Do you trust the pilot?...

 

« Dans l’équilibre la vie n’aurait jamais pris naissance, la complexité croissante des formes n’aurait pu apparaître. C’est au contraire dans un déséquilibre constant, comme celui d’un homme qui, poussé dans le dos court après son centre de gravité pour ne pas tomber, que la vie a été possible ». (Henri Laborit, biologiste)

 

5.

Aujourd’hui, Thomas Hauert crée un nouveau spectacle de groupe qui échafaude sur les expériences acquises dans son solo « about gravity ». La voix sera de nouveau au rendez-vous : « Nous voulons écrire les chansons nous-mêmes » mais l’essence du projet sera le dualisme qui régit le théâtre, c’est-à-dire l’opposition entre la Vérité et le Simulacre, le vrai et le faux. La beauté d’une œuvre d’art est aussi la jouissance du mensonge que nous y percevons. Plus aucune prétention de réalité. « Mentir, raconter de belles choses fausses, voilà le véritable but de l’art » écrivait Oscar Wilde... Thomas Hauert veut cette fois travailler avec des éléments théâtraux, des personnages… Quand devient-on un personnage ? Quand on bouge les bras d’une certaine façon, autrement que les autres ? Quand une attitude devient-elle une caractérisation ? Comment se métamorphose-t-on – en vue, en public – par certains mouvements ? S’approche-t-on plus d’un personnage quand on fait appel au texte ? Le mouvement n’a-t-il pas acquis droit de cité ? Tant de questions, sans réponse. Le spectacle y apportera une conclusion (provisoire).

« Qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : le léger est positif, le lourd est négatif. Avait-il ou non raison ? C’est la question. Une seule chose est certaine. La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions. » (Milan Kundera)

 

 

(traduction Monique Nagielkopf)