Focus Jan Decorte: le théâtre et la vie

Kaaitheater bulletin 2001French

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Images

Ce sont des images qui s’ancrent dans les esprits, de celles qu’on emmène “dans l’au-delà”. Mieke Verdin armée d’un coutelas de boucher avec lequel elle perce le mur de la cave sombre et basse de De Hamletmachine et la lumière aveuglante (de l’espoir?) qui gicle... Jan Decorte dans Bloetwollefduivel, méconnaissable avec sa tête emmaillotée, un Macbeth forcené hachant menu tout ce qui l’entoure, laissant une coulée de sang derrière lui, et se désagrégeant littéralement... Sigrid Vinks dans le rôle de l’intègre Marieslijk-aux-genoux-rouges, paralysée comme un lapin pris dans le feu des phares entre les 50 figurants qui fusillent son dos du regard et devant, le mitraillage des yeux des spectateurs…

 

Fractures

La vie et l’œuvre de Jan Decorte sont pleines de fractures. Qui crée des fractures – dans sa vie, dans son œuvre – doit être lucide et fort ; fort pour digérer les ravages auto-infligés à la pratique quotidienne et repartir à la recherche de nouveaux filons et veines. Lucide dans le discernement de ce qui rend l’ancien théorème invalide et de ce que doit contenir le nouveau. Pratiquer et résoudre des fractures signifie : se transformer en un nouveau « moi ». La carrière de Jan Decorte commence par l’écriture de textes de théâtre baroques : personne ne s’attend alors au travail méticuleux et inventif auquel il soumettra – sans doute sous l’influence du théâtre de répertoire allemand dans les années 70 – les grands textes classiques (Cymbeline, Maria Magdalena, King Lear, Torquato Tasso, De Hamletmachine, etc.). Pas plus qu’on ne s’attend à ce qu’il mette le cap vers sa « période poétique actionnelle » (sic), lorsque, au lieu de mettre en scène Oom Wanja de Tchekhov, il en fait les « jeux d’enfant » Scènes/Sprookjes ; dans la même foulée, il crée Mythologies (basé sur des textes de Goethe, Hölderlin et Decorte lui-même) et Anatomie (basé sur Titus Andronicus). Son intérêt pour les comédies et « la réécriture simplifiée des classiques » commence à poindre (par exemple dans son propre texte Kleur is alles et In het kasteel, basé sur Hamlet). Lorsque cette voie débouche sur le « cul-de-sac » qu’est « la fin de partie » Macbethparty, il change une fois de plus son fusil d’épaule et se tourne vers la « slapstick-comédie » (e.a. Aidstrilogie). Sa réécriture des classiques dans un langage enfantin de son cru (Woyzeck, King Lear, Titus Andronicus et une fois de plus Macbeth) signifie une rupture de plus avec ce qui avait précédé. Après ce Macbeth (qui porte le nom de Bloetwollefduivel) le silence règne un temps autour de Jan Decorte, mais à la faille profonde de la dépression, suit le renouveau qui se traduit par une série de pièces, les adaptations de pièces classiques, sortes de « condensés poétiques » auxquelles Jan Decorte se consacre maintenant (cf. Bêt Noir, Marieslijk, Sasja Danse, Amlett et bientôt ‘BETONLIEBE + FLEISCHKRIEG’ MEDEIA). Malgré les fractures, les changements de cap et les hauts et bas, souvent auto-initiés, l’œuvre de Jan Decorte décrit une trajectoire qui enjambe l’abîme, une recherche d’une simplicité toujours plus grande, vers l’essence du théâtre.

 

Simplicité

Cette recherche de la simplicité, de l’essence du théâtre – « on grimpe sur une caisse, on dit quelque chose et ça intéresse les gens » – est présente dès les débuts de la démarche de Decorte. On se souvient encore de Viviane De Muynck – alors élève de Decorte au Conservatoire – dans le rôle de la princesse bègue Imogen dans Cymbeline de Shakespeare : primaire, puérile, primordiale. N’est-ce pas le désir le plus cher de tout artiste d’aller aussi loin, aussi intensément dans ses propres répétitions, en vue d’atteindre le but désiré de pureté et de simplicité ? « Le théâtre » dit Jan Decorte, « a tout à voir avec l’enfance, le temps jadis, les parties de cache-cache, les vilaines manières et les jeux interdits. » Faire du théâtre devient pour lui de plus une aventure à caractère physique et intuitif. En cela, il rejoint Heiner Müller (dont il a mis plus d’une pièce en scène) qui disait : « Kunst kommt aus dem Körper und nicht aus einem vom Körper getrennten Kopf. (...) der Kopf gehört nicht ins Theater, denn dann macht man keine Erfahrung. Erfahrung kann man nur blind machen. » L’œuvre théâtrale de Decorte repose elle aussi sur l’expérience ; la théorie, la rationalisation n’ont certes pas été dédaignées au début de sa carrière mais sa recherche de l’essentiel l’a poussé à céder le pas à la spontanéité de pensée et d’action, de jouer intuitivement et ouvertement sur le contexte. Jan Decorte: « Tout est mieux sans structure. On n’a pas besoin de structure : tout s’ordonne de soi-même. »

 

Macbeth, violence et politique

Toute authentique bête de théâtre a une pièce fétiche à son répertoire, revêtue d’une importance spéciale, sa pièce. Peut-être est-ce Macbeth pour Jan Decorte. Dans l’une de ses interviews, il raconte que c’est la lecture de Macbeth – préconisée par sa mère – qui a déclenché son amour du théâtre. Son mémoire de maîtrise du RITCS, où il fait ses études, porte sur Macbeth. Sa Macbethparty en 1985 est l’une de ses « fins de partie » : le public invité dans une maison de maître imposante et excentrique peut lire des fragments de texte pendus aux murs, assister au court duo que leurs hôtes Jan Decorte et Sigrid Vinks donnent au balcon, et boire un verre. C’est tout. Tout le monde est alors persuadé que ceci signifie la fin de l’aventure théâtrale de Decorte : il est impossible d’aller plus loin dans l’iconoclastie et le refus des codes. Mais Decorte continue. En 1994 il crée le terrifiant Bloetwollefduivel, une adaptation de Macbeth, elle aussi une de ces « fins de partie », frôlant cette fois l’autodestruction. Que faire quand la forêt te marche dessus ? Jan Decorte a une relation avec la violence, avec jouer au tyran, (dont témoigne son intérêt pour une pièce comme Titus Andronicus qu’il a déjà reprise deux fois, à savoir dans Anatomie et dans Titus Andonderonikustmijnklote). Mais sa relation avec la violence et le pouvoir demeure une relation théâtrale. Dans sa carrière politique (il a siégé au Parlement, d’abord pour le parti R.O.S.S.E.M. puis en tant qu’indépendant) il s’est profilé comme quelqu’un qui affronte le « Mal » dans une lutte individuelle et révolutionnaire mais qui n’a rien à voir avec la ligne d’action d’un parti. « La politique » dit Jan Decorte, « devrait pouvoir élargir la marge de dissidence des individus écrabouillés. » Son trajet politique ne peut donc être qu’un trajet individuel. Sa désillusion dans la politique est aussi l’expression d’un divorce entre ceux qui convoitent « le pouvoir » et ceux qui n’en veulent pas. Cet abîme est infranchissable, comme l’abîme entre les gouvernants et les artistes est « une fois pour toutes » infranchissable et doit même quasiment l’être.

 

Une œuvre, une vie

Jan Decorte a aussi apporté des fractures dans sa manière de travailler. Alors que dans les années 80, il tenait du tyran, harcelant ses acteurs et les faisant répéter longuement et intensivement, c’est l’amour et l’amitié qu’il recherche aujourd’hui auprès des gens avec qui il travaille, et il ne veut répéter et fixer le moins possible. Il s’agit pour lui de vivre un processus qui n’est pas raisonné d’avance. Alors qu’il était jadis un metteur en scène délibérément dans la marge, qu’il « faisait son truc » et se moquait de la façon dont il serait reçu, il se concentre aujourd’hui de plus en plus à la relation directe avec le public. Refusant « d’en imposer » plus longtemps au spectateur « avec une autorité parfaitement dépassée », il cherche « une relation sans pouvoir, vers un théâtre sans sacralité. » L’interprétation du spectacle relève pour lui de l’autonomie du spectateur. Une constante, pourtant, dans son attitude : « Je ne me suis jamais fait happer par la machine du système. I did it my way. » Jan Decorte, dans un grand souci d’intégrité, s’est toujours tenu « volontairement et avec bonheur hors de l’establishment du théâtre. »

 

Images

Willy Thomas dans le rôle de Gloucester dans King Lear – juste après qu’on lui ait arraché les yeux – devant le rideau, se donnant à fond dans un solo de saxophone ; le musicien aveugle qui éveille la compassion et ne joue quand-même que pour lui-même… La fin de Sasja danse, le « condensé poétique » de Decorte de l’Ivanov de Tchekhov, dont il interprète le rôle principal : incapable d’aimer ou d’agir, abattu, égaré, il s’écroule de sa chaise,... La fin de Maria Magdalena, lorsque Senne Rouffaer/maître Anton a donné sa dernière réplique – « Ich verstehe die Welt nicht mehr » – et comment alors par la petite porte biscornue dans le décor de papier, des personnages – le monde ? – regardent maître Anton sombrer dans le néant…

 

(traduction Monique Nagielkopf)