Où l’œuvre d’art est-elle à l’œuvre?

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« Souvent les spectateurs nous disent: « J’ai vu votre travail ». Ce qui ne veut pas dire grand chose... Voir un travail... Ils ont très certainement vu quelque chose, mais pour nous c’est insuffisant. On ne peut pas juste voir un travail. Nous aimerions bien entendre un spectateur nous dire: “J’ai travaillé ma manière de voir”. » (1)

Dans le terme anglais « work of art », il y a le mot travail. On le traduit en français par « œuvre d’art ». Les deux expressions contiennent cette notion de travail. L’art y est à l’œuvre, y est au travail. Travail préparatoire de recherche et de création, mais aussi travail de perception, de projection et de mémoire que l’œuvre suscite chez le spectateur. C’est tout un contexte qui s’actualise dans l’œuvre: une vaste collection d’images, de conventions artistiques et culturelles, d’habitudes de perception, de traditions, de possibilités technologiques qui sont à la base de certains médias y sont reconnues, reproduites ou, autrement dit, au travail – le travail de l’histoire qui interfère inévitablement dans la célébration de l’« ici et maintenant » des arts vivants. Il n’y a pas de sens sans incarnation, sans langage, sans médium, sans codes de communication. Perception, expérience, discours et pratique s’actualisent dans l’espace et dans le temps, ils prennent forme, et prennent place, transformant l’œuvre en un lieu de réflexion. Quel est le site du travail? Où l’œuvre d’art est-elle à l’œuvre?

Ces questions étaient le point de départ d’un dialogue/exploration que j’ai entretenu avec les Superamas en octobre 2004, (2) dans le but de réfléchir sur leur travail avec la parole en tant que médium principal, au lieu de parler au travers de leur travail. Le travail de Superamas déborde de références au discours et incorpore la réflexion critique de diverses manières – or, tout cela prend place au sein même de leur travail, dans un contexte spécifique régie par les règles de l’art. J’ai réalisé que les Superamas ne donnaient que peu d’interviews sur leur travail – pure coïncidence peut-être, ou existe-t-il chez eux, une certaine réticence/résistance à prendre la parole? Superamas est un collectif qui ne croit pas en l’originalité, à la notion d’Auteur ou à la figure de l’artiste. Les Superamas se retrouvent autour de la collaboration et du partage de la responsabilité, de la recherche et de la production. Tous ces facteurs contribuent probablement à compliquer la problématique de la parole et du discours. Si elle n’est pas ramenée sur le terrain de la pratique artistique propre, la parole, formatée par les médias ne risque-t-elle pas de répéter malgré elle les éternels clichés sur l’art? Aujourd’hui, on interroge les artistes sur leur vision du monde dans les quotidiens, sur leur vie dans les suppléments du dimanche, et parfois encore sur leur poétique et leur recherche dans des publications artistiques spécialisées. Cependant, les artistes sont rarement sollicités en tant que créateurs, ce qui laisse une grande partie de leur travail invisible.  

La longue rencontre d’octobre 2004 m’a servi de point de départ pour revenir sur des interviews plus anciennes avec Superamas. J’y ai recherché les questions liées à la dramaturgie et à la création qui ont alimentées nos échanges en parallèle à la création de la trilogie BIG. Ces questions soulevées lors de ces discussions furent reprises en avril 2009 avec un recul supplémentaire.(3) Par souci de clarté: alors qu’ils apparaissent en tant que « nous » dans ce texte, parler avec Superamas est toujours un dialogue multiple avec des voix individuelles dans lesquelles les noms disparaissent sous la bannière Superamas.

Où l’œuvre d’art est-elle à l’œuvre? Pour compléter la déclaration citée plus haut Superamas répond: « tout objet de consommation, tout produit a un but fonctionnel. En comparaison, une œuvre d’art n’a pas de finalité a priori fonctionnelle. Pour tenter de définir ou d’aborder l’endroit où l’œuvre d’art est au travail, nous devrons l’appréhender dans sa non-fonctionnalité. En un mot: une œuvre d’art ne peut pas être perçue comme quelque chose de fermé, mais doit au contraire offrir, proposer un travail: un travail de mémoire, de projection, de perception… ce sur quoi notre attention et notre intention artistique se concentrent principalement. Ce souci guide notre travail de préparation et de création. Comment pouvons-nous mettre l’œuvre d’art au travail? Et comment le spectateur travaillera-t-il? » (4)

 

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« Nous ne nous considérons pas comme des artistes, nous n’avons rien à exprimer. À l’instar des scientifiques, nous faisons des recherches et travaillons en équipe, et chacun d’entre nous a ses propres responsabilités et talents. »

J’ai envie d’explorer cette remarque plus en profondeur, à commencer par votre manière de travailler collectivement. Avez-vous écrit une déclaration d’intention quand vous avez débuté votre collaboration?

« Non, rien de la sorte. Nous n’étions pas à l’aise avec l’idée de créer ou de jouer sous nos noms propres et avons donc décidé de faire face à cette situation en adoptant le nom générique de Superamas. À ce jour, l’approche collective reste toujours discutée au sein du groupe. Nous avons toujours dit que ce n’était pas par idéalisme, mais que cela faisait simplement partie de notre pratique collective. Cela découle de deux convictions. Il y a plus dans deux têtes que dans une seule; avec l’autre, vous êtes amenés à remettre les choses en question. Cela va avec une certaine idée de l’être humain: on n’existe pas en tant qu’entité fermée sur soi, mais seulement en relation avec les autres. »

Au fil des années, le collectif est passé de quatre personnes à six, ce qui veut dire que dans Superamas il y a à présent explicitement des personnes assumant les fonctions de directeur technique et de producteur/manager. Comment concevez-vous cette inclusion de la production à un même niveau que l’art?

« Notre travail n’est pas l’expression de quelqu’un, mais le résultat d’un processus de création/production qui est en lui-même le résultat de décisions prises par un groupe. Nous prenons tous des décisions, nous validons tous des choix et des options “artistiques”. Dans le cinéma, le producteur est un personnage clé du processus. Dans les arts du spectacle, les décisions de production affectent également le résultat, l’œuvre finale. C’est pourquoi, non seulement la personne en charge de la production est membre à part entière du collectif, mais nous essayons aussi partager le processus de création avec les co-producteurs qui nous accompagnent, plutôt que de simplement les considérer comme des sponsors. Ils prennent déjà une décision très importante en choisissant de nous produire, nous, Superamas, plutôt que de produire le travail de quelqu’un d’autre. Toutefois, nous ne travaillons pas à Hollywood mais dans les arts vivants, c’est un domaine dans lequel les gens peuvent travailler de manière assez indépendante. »

Puisque vous comparez votre travail avec celui de scientifiques aux talents très spécifiques, on pourrait peut-être remplacer la notion d’artiste par la paire « chercheur-créateur »?

« Dans notre première pièce, Building (1999), on entendait la déclaration suivante: la science est l’art de transformer les questions jusqu’à obtenir des réponses. Nous l’avions reprise à notre compte en l’inversant: “l’art, c’est la science de transformer des réponses jusqu’à obtenir des questions.” »

En dépit du fait que vous ne vous considérez pas comme des artistes, votre travail est montré dans le contexte de l’art, contexte qui est devenu de plus en plus important. Approuvez-vous donc une définition institutionnelle de l’art?

« On pourrait aller plus loin encore avec la question qu’a un jour posée Rudi Laermans: le travail de Superamas est-il de l’art? La réponse n’appartient pas uniquement à Superamas. Nous pensons que le travail de Superamas est de l’art et le présentons en tant que tel. D’autres nous suivent en le percevant et en le comprenant en tant qu’art. La question reste toutefois valable, parce qu’en tant qu’individus, nous ne nous présentons pas en tant qu’artistes. C’est la nature même de l’art qui est questionnée ici. Mais je ne suis pas certain de pouvoir la définir. Nous pouvons dire ce que nous n’aimons pas dans la danse, le théâtre, le cinéma ou les arts plastiques. Nous pouvons dire pourquoi nous aimons ou n’aimons pas telle ou telle chose! Nous pouvons dire si un travail est politiquement OK ou suspect. Nous pouvons dire qu’une proposition tient debout ou pas. Ou, pour reprendre Godard: “Si ça tient ou si ça ne tient pas. »(5)

Dans une discussion antérieure, nous avons abordé l’éclectisme et l’association de différents médias en tant que forme artistique de critique, avec un clin d’œil à la notion d’André Bazin, le critique de cinéma, de « cinéma impur ». (6) Pouvez-vous nous en dire plus?

« Bazin écrivait dans les années soixante. Il affirmait que le cinéma n’était pas « pur » mais qu’il était contaminé par d’autres formes artistiques, par la réalité, la technologie, l’industrie du spectacle, le goût pour les trucages et les illusions, etc. Nous pouvons nous approprier et étendre cette notion d’art impur, qui veut tout simplement dire que l’art n’est pas immanent, détaché ou dépourvu de contexte. L’art est synonyme de relation, d’ingurgitation, d’assimilation. L’art est impur parce qu’il ingère des éléments étrangers au domaine de l’art, les transformant de ce fait en art. Ici, on pourrait penser à Godard quand il parle du cinéma – dans BIG 2 – comme d’un rapprochement entre l’art et la réalité, comme un genre de méta-art au travail à un endroit qui généralement n’est pas considéré comme le cinéma, ce qui le rend impur par excellence. L’art visuel contemporain a complètement incorporé cette définition, mais le théâtre et la danse sont encore et toujours aujourd’hui occupés à préserver leur pureté. Dans ce sens, ils sont moribonds. »


Comment cette notion d’impureté maintient-elle la trilogie BIG en vie?


« Différentes sortes d’impuretés sont au travail ici, à commencer par le mélange de cadres de références et de représentations. Nos stratégies de re-contextualisation, d’utilisation de ready-made et de déconstruction dépendent largement du matériel original, qu’il vienne d’autres disciplines artistiques ou de contextes non artistiques comme la publicité, la communication ou encore la science. Une fois transposés, les éléments qui forment notre performance ne sont pas moins des éléments de la réalité. Dans ce sens, BIG reste un assemblage hétérogène de parties réelles et représentées qui ne s’assemblent que parce qu’elles forment un discours qui est précisément enraciné dans l’assemblage hétérogène des matières qui le composent. Nous, Superamas, souhaitons que le discours soit une large et flottante construction dialectique; c’est-à-dire non pas une opposition tranchée d’éléments, mais une entité multiple et instable – pas une démonstration ou de la propagande, mais une critique. »(7)

 

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« Qu’est ce que la représentation? Pourquoi avons-nous besoin de représentations? Que nous soyons dans le contexte de la galerie, du théâtre, ou du musée, ces questions restent fondamentales pour nous. » La problématique de la représentation réapparaît dans chaque dialogue avec Superamas et en fait le fil conducteur des BIG. La réponse y est pour chaque pièce de la trilogie différente, tout comme le matériel original et les discussions qui en découlent. En juin 2004, quelques jours avant la première de BIG 2 (show/business), j’ai demandé aux Superamas de relier la question de la représentation à leur compréhension de l’art et de la culture au sens large.

« Au sens large, la culture est l’horizon de ce que nous comprenons tous, de ce que nous considérons tous comme étant acquis, comme l’endroit où tout va bien. Le contexte artistique nous permet de regarder de plus près ce qui est considéré comme évident et de le remettre en question au-delà de ce que nous comprenons, à la recherche de la complexité des relations, de l’inconnu même. Ce que vous voyez n’est pas ce que vous voyez. Pourquoi une chose est-elle faite d’une manière ou d’une autre? Quels sont ses codes, ses paramètres et conditions de possibilités? Comment définissent-elles notre espace d’interprétation? Si l’on s’interroge sur le lien qui existe entre l’image et sa transformation en produit commercial, on découvre toujours un contenu émotionnel, par exemple un échange de regards, un moment d’attirance ou de répulsion. Le désir et l’industrie jouent tous les deux sur ce principe. Nous sommes attirés par la superficialité et la légèreté de certaines images. Alors, au lieu de les dénier, comment pouvons-nous les confronter et les analyser dans un contexte artistique et ouvrir différentes perspectives? Comment pouvons-nous, au travers d’un travail artistique, interférer dans la bienheureuse consommation quotidienne des images afin de révéler la réalité complexe qui les entoure? »(8)

            Trois ans plus tôt, durant les préparatifs de BIG 1 (reality show/artificial intelligence), les Superamas ont entamé leur processus de travail en utilisant le terme « représentation » littéralement et en s’inspirant de la technologie. « Re-présenter », présenter à nouveau, cela veut dire aussi répétition, une stratégie que Superamas a explorée à fond dans la trilogie BIG en suscitant un jeu avec la mémoire et l’observation chez le spectateur. La relation entre la répétition et les technologies de reproduction qui est à la base d’une bonne part de la culture populaire actuelle constituait, dès le début, le cœur du projet.

« La répétition s’ajoute à l’altération, un terme qui définit des modifications mineures. Le philosophe français Bernard Stiegler parle de trois types de rétention, étendant la phénoménologie des processus de la mémoire humaine décrit par Husserl.(9) La rétention primaire et secondaire sont liées à la reconnaissance, l’enregistrement et la remémoration d’objets et d’événements. Le troisième genre de rétention est une mémoire acquise avec l’aide de la technologie, grâce à des objets technique comme le phonographe, le magnétophone, le CD, le DVD, les ordinateurs, etc. Ces outils permettent à tout un chacun de rejouer un événement temporel de manière identique à un moment ultérieur. Pour Stiegler, cela constitue une étape importante dans la cognition humaine. Dans cette troisième forme de mémorisation, c’est la perception qui change dans la répétition, et donc votre propre relation à l’objet, votre interprétation de l’événement. Au vu de l’intérêt que nous portions à certains médias, nous avons trouvé que c’était un point de départ pertinent pour BIG 1. »

 

            « Plus concrètement, nous travaillons avec des boucles, une stratégie très à la mode. Dans BIG, nous utilisons un scénario trivial dans lequel une séquence spécifique est répétée à plusieurs reprises avec des petites modifications. Cela ne veut pas dire que nous nous intéressons à une dramaturgie qui serait basée sur les possibilités ou probabilités. Au contraire, il est question d’inscrire des choses dans le temps et l’espace et de les rendre visibles au travers de ce scénario trivial. Comment peut-on diriger le regard vers les principes qui constituent une scène? Nous répétons la scène en y enlevant un élément. Par exemple, on retire le son d’une voix alors que les lèvres du personnage bougent encore. Mais certains éléments restent, ils seront comme des traces, des preuves, des indices de la première perception et de la manière particulière dont on a regardé. Ainsi, ils vont susciter une réflexion sur tous les constituants de la scène, tant les actions que les expériences, qui ont conduit aux changements de le motif de la scène. » (10)

            Où l’œuvre d’art est-elle à l’œuvre? Une compréhension très spécifique de la dramaturgie relie les éléments de la création, les conditions de la possibilité de la représentation et l’espace d’interprétation. La dramaturgie fait bien plus que de présenter et contextualiser du matériel afin de le rendre lisible. L’objet et le contexte sont toujours entrelacés par la perception et l’histoire qui les relient. Reconnaître et rendre compte de ce fourmillement implique une stratégie dramaturgique qui cherche à situer le regard, l’expérience et la mémoire dans le temps et l’espace – allant bien plus loin que le déplacement de contexte du ready-made. À propos de leur travail, les Superamas parlent de leur compréhension de la dramaturgie et prennent l’exemple d’un autre artiste en insistant sur l’importance de l’aspect concret et matériel de l’art.

« Nous ne pouvons pas juste laisser du temps et de l’espace pour que ce travail, dont nous parlons existe – le travail du spectateur sur la perception, la mémoire, la projection, la résistance, le désir et l’émotion. À cette fin, nous devons prendre en compte la forme dramaturgique. Comment organiser le temps d’une performance en une ou en deux heures? Et qu’en est-il des deux ou des cinq minutes qui défilent devant nos yeux? Comment organiser et partager ce temps avec les gens en face de nous? C’est ce que l’on peut qualifier de dramaturgie. »


« Une grande partie de notre travail se concentre dans la question: comment organiser le temps? Nous entrons dans la construction, dans la fabrication d’un certain désir afin de le déconstruire en tenant compte du processus même de la construction. Nos stratégies ne sont ni capitalistes ni manipulatrices, car tout cela est visible dans notre travail et peut être pris en compte par les spectateurs. »

 

« La relation avec le public a été en jeu depuis le tout début du processus de travail sur BIG, ce qui nous amené à étudier la façon dont le temps et l’espace s’organisent au théâtre et dans les arts plastiques, particulièrement dans le minimalisme. Souvenez-vous de la célèbre déclaration de Frank Stella “What you see is what you see”. Dans leurs performances les minimalistes ont réussi à établir une relation au temps- réel et à l’espace dans le cadre du musée. L’une des plus connues est la performance Column de Robert Morris, datant de 1960, qui précéda sa sculpture Two Columns. Cette performance était très théâtrale. Un rideau s’ouvre et l’on voit une colonne. Après dix minutes, la colonne tombe. Puis, après dix autres minutes, le rideau tombe à nouveau. Si l’on oublie l’ouverture et la fermeture du rideau, somme toute assez conventionnelles et uniquement utilisée pour isoler l’événement, la performance se découpe en trois parties clairement définies. Premièrement: il y a un premier temps durant lequel rien ne semble se passer. Ensuite: un second moment assez fugace durant lequel quelque chose d’assez minimal mais toutefois radical se produit: une chute. Le moment le plus intéressant est le troisième, durant lequel quelque chose qui s’est déjà produit se re-produit, se produit une fois encore, ce qui force le spectateur à rejouer mentalement et à réfléchir sur ce qu’il a déjà vu et expérimenté, à la fois durant le long moment et durant l’événement transitoire. Durant ces dix dernières minutes, on se demande d’abord que faire: “Dois-je continuer à regarder?”, ensuite “Mais qu’est ce que j’ai vu au juste?” La temporalité change totalement, ce qui nous paraît intéressant dans notre définition de la dramaturgie » (11)

 

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« Aujourd’hui, dans le domaine des arts, une certaine morale d’horizontalité est à l’œuvre. On a tendance à mettre tout sur le même plan. Finalement, quelle est la différence entre une pub pour MacDo et le travail de Superamas? Est-ce l’intention, le contexte, la manière de faire les choses ou l’objet final? »


La différence se situe peut-être dans le mode d’observation, dans l’importance que vous accordez aux observations de second degré, c’est-à-dire, le méta niveau du travail de Superamas. Bien entendu, chez Mac Donald’s on se préoccupe également de recherche, on vérifie l’impact des produits afin de les améliorer, de les rendre plus attirants, d’en vendre plus, etc. On y collabore avec des scientifiques et des experts en relations publiques pour créer des objets fermés avec un message clair et simple, produits dans le but d’obtenir une réponse sans équivoque. Les observations au second degré du processus restent masquées dans le produit final. Dans l’art, le travail préparatoire est peut-être similaire, mais l’activité que l’objet final va susciter est complètement différente. Dans le cas de Superamas, le but de la recherche est de multiplier les observations de second degré afin de les rendre tangibles dans le travail lui-même au lieu de les réduire à une interprétation univoque, forte et « autorisée ».


« Je pense que vous avez raison. Les cinéastes français Jean-Marie Straub et Danièle Huillet prétendent faire un cinéma sans propagande, évitant toute forme de persuasion ou de manipulation du spectateur. Ce qu’ils parviennent à faire relativement bien, en faisant usage d’un cadre fixe et en se concentrant sur le texte dit par des acteurs qui ne sont pratiquement jamais impliqués dans une quelconque action. Leur travail est nécessaire et intéressant, malgré tout, ils séparent le niveau de la réflexion, c’est-à-dire le méta-travail, du travail lui-même. Ce qui implique qu’ils n’ont pas de vision critique sur ce qui constitue en définitive notre environnement actuel. Ils se placent au dehors. Pour nous, le défi majeur est tout autre:


« Nous ne voulons pas nous placer en dehors de la réalité, mais rendre compte dans notre travail de la complexité de la réalité qui nous entoure. Après tout, tout ce qui est produit en vue d’être acheté ou d’être vu, que ce soit un travail artistique ou pas, active notre conscience d’une manière ou d’une autre. Nous ne voulons pas que l’art véhicule une idéologie ou un jugement de valeur, ce qui est souvent le cas, délibérément ou pas. Se débarrasser des idéologies et des préjugés en vue d’observer le monde dans lequel nous vivons est un exercice difficile qui requiert un déplacement de l’intérieur. Nous ne nous mettons pas de côté, mais marchons en travers, ce qui demande une certaine implication personnelle. »


« À la fin de BIG 1, nous reprenons l’idée d’Adorno sur les médias en tant qu’outil de manipulation des masses. Ce qui manque à cette affirmation, c’est que les médias font partie de notre environnement. Nous ne pouvons plus nous tenir à l’extérieur. Pour nous, tout ce qui nous entoure peut devenir une source de réflexion. Même le pire clip vidéo transmet quelque chose: il contient des références, il valorise des comportements ou des tendances, il véhicule des idéologies, bonnes ou mauvaises ce n’est pas la question. Le fait est qu’un clip vidéo contient suffisamment de travail pour qu’il permette de relâcher certaines énergies, certains vecteurs d’intelligence et de complexité. Comment pouvons-nous négocier avec ça? »


À propos de l’idée qu’il est désormais impossible de prendre un point de vue au-dessus et par-dessus ce qui se passe dans le monde et des codes culturels qui le constituent, idée qui a été l’objectif d’une certaine tradition critique, le travail de Superamas se positionne au milieu du monde, ce qui est une approche politique. Vous abordez la complexité et l’ambiguïté de la réalité en déchaînant tous les codes en même temps, ce qui implique une certaine horizontalité. Vous vous ouvrez et travaillez avec tout ce que vous trouvez afin de répéter, filtrer, analyser et contextualiser, et ce faisant vous transformez le travail artistique en un site de réflexion.

 

« J’aimerais rapprocher la question de l’horizontalité avec la notion du fragment. Si vous voulez éviter une approche uniforme ou manichéenne du monde, vous êtes obligé de reconnaître la validité de nombre de réalités et d’arguments qui coexistent, avant même nos observations ou nos déclarations. Une stratégie fondamentale de Superamas consiste à offrir un lieu pour que différents arguments puissent coexister. Ces fragments requièrent une organisation bien spécifique dans l’espace et dans le temps afin de pouvoir respirer et se développer. Au contraire, la télévision organise la réalité comme un flux, comme un objet temporel dans lequel nous pouvons entrer et avec lequel nous pouvons nous harmoniser quand nous la regardons. Elle annihile la logique du fragment – à laquelle nous voulons précisément rendre sa valeur dans notre travail. »


Notre monde médiatisé est un monde de flux. Les flux tentent d’unifier le monde, de le privatiser et de faire en sorte qu’il puisse rentrer dans nos salons via le petit écran, de créer des images facilement consommables, etc. Il me semble que Superamas réinsère la rupture à travers la répétition de fragments. C’est une stratégie critique intéressante qui consiste à couper les choses, mettant à nu les modes techniques et le travail de construction des images.


« De quoi sont faits ces fragments? Les flux sous-entendent une dramaturgie de climax et d’anti-climax, d’attirance et d’aversion, qui est basée sur un langage d’émotions. Ces stratégies, processus et projections et la dynamique particulière de l’émotion qu’elles constituent nous intéressent. Dans ce sens, couper ou réinsérer la rupture n’est pas juste une question technique, nous ne menons pas une recherche visuelle ou abstraite. La façon, le design, les techniques de la télévision ou de MacDo ne sont pas abstraits du tout, ils sont bien concrets, car ils reposent sur des émotions, des fantasmes et des projections. »


« Dans un travail artistique, si on ne choisit pas un camp, n’obtient-on pas deux points de vue inconciliables, l’esthétique et la critique? Quand vous entamez une recherche esthétique, peut-elle aussi s’avérer être une recherche critique? C’est quelque chose que nous avons du mal à imaginer. »


Bien sûr que c’est possible, pourquoi pas? Quel que soit votre sujet, votre idéologie ou votre poétique, vous travaillez avec la forme. Situer le regard, les émotions et les concepts, lire la réalité de manière particulière, travailler avec la répétition et la juxtaposition – ces opérations artistiques ont un aspect formel, donc esthétique, en dépit de leur résonance politique. Vous scrutez la forme, vous la créez, vous formulez. En clair: la recherche artistique n’implique pas nécessairement un esthétisme naïf.


« Néanmoins, si vous essayez de pousser la logique du fragment en relation avec le regard du spectateur, vous travaillez avec des réalités existantes. Avec Superamas, nous traitons nos matériaux a priori en tant que ready-made, nous ne souhaitons pas les transformer ou les embellir pour des raisons esthétiques. »


Est-ce que ce n’est pas une question de genre ou de goût plutôt qu’une discussion sur l’esthétique en tant que paradigme?

« Il est évident que l’objet final a une forme, c’est-à-dire une certaine esthétique. Mais dans la manière dont nous travaillons et dont nous envisageons ce que nous faisons, nous ne sommes pas attachés à des choix esthétiques, mais plutôt à un travail critique. Le placement et le choix de ces fragments, leur pertinence et leur relation entre eux – toutes les décisions prises sur ces sujets sont critiques, jamais esthétiques. C’est la raison pour laquelle nous réussissons à montrer des choses qui nous déplaisent. Il n’y a pas de problème à utiliser du matériel mal éclairé ou mal filmé, puisque nos choix ne sont pas validés par la forme. Et si elle devait valider nos choix – et dans ce sens il y a plus de qualité esthétique dans BIG 2 que dans BIG 1, c’est parce que nous voulons reproduire des systèmes esthétiques existants. Ce n’est pas l’invention d’une nouvelle esthétique qui est en jeu ici, mais d’observer comment fonctionne un système d’esthétiques existant. Encore une fois: donner du temps et de l’espace à de nouvelles esthétiques, les traiter comme des fragments et développer un point de vue critique. C’est quelque chose de complètement différent que de concevoir une esthétique qui favorise une poétique, une philosophie ou tout autre argument. » (12)

 

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En revenant sur notre dialogue sur les choix esthétiques d’il y a cinq ans, je serais curieux de connaître votre avis d’aujourd’hui. Laissons la discussion idéologique de côté un instant. L’importance croissante des choix esthétiques au fil de la trilogie BIG devient de plus en plus claire avec le recul. Comment ce processus est-il né? Quelle fut sa motivation dramaturgique?

« Pour nous, BIG 1 était une expérimentation sur la représentation. Nous avons adopté quelques éléments et stratégies simples, comme le mauvais théâtre, la répétition, les projecteurs sur le plateau et les ready-mades comme les Go Go danseuses et le 4x4. Nous avons ensuite songé à la manière dont nous allions poursuivre la série et améliorer le dispositif de BIG 1. BIG 2 et BIG 3 sont des pièces de théâtre plus conventionnelles, guidées par deux décisions esthétiques majeures: la frontalité qui permet de s’adresser à un plus large public et le système qui consiste à doubler les voix des acteurs, manière de se débarrasser d’une théâtralité poussiéreuse et ennuyeuse liée aux voix portées. »

Dans BIG 2 et dans BIG 3, vous adoptez l’utilisation frontale du théâtre. Comment considériez-vous l’espace dans BIG 1? Est-ce que cette configuration de l’espace s’adressait à un public différent?

« Dans BIG 1, nous avons voulu rompre avec la relation conventionnelle de la représentation théâtrale. Nous avons essayé de reproduire la situation d’un show télévisé. Les spectateurs sont placés en L, ils peuvent se regarder les uns les autres. Ils sont également très près, presque sur la scène, comme des gens sur un plateau de télé, en studio. Et en même temps, ça n’est pas un vrai plateau de télévision, c’est suggéré; à la fois très théâtral avec une touche expérimentale. Et enfin les “acteurs” jouent très mal. Ce n’est pas du bon théâtre, mais une piètre performance comme celles des émissions de télé réalité. Dans BIG 2 et BIG 3, les introductions jouent ce rôle: le concert de air guitar et la mise en scène d’une chanson avec les applaudissements. »

« Le principe ici était de ne pas recréer un effet de croyance. Toutes ces parties de “mauvais théâtre” montrent, indiquent au public que leurs habitudes de spectateurs de théâtre ne sont plus valables ici. Elles marquent qu’on va jouer différemment avec la représentation, ou mieux, la re-présentation au sens littéral. Ces signes, ces marques – songez aux “marques” dans les films de Hitchcock que décrit Gilles Deleuze (13) – sont comparables à un pied de lumière ou à une perche de micro qui entrerait dans le cadre d’un film. Ce genre de “truc” se retrouve tout au long de la trilogie. »(14)

 

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« Le développement de nouvelles possibilités techniques a radicalement révolutionné la réalité ainsi que notre interprétation de cette réalité, ce qui soulève des questions sur l’identité et sur la manière dont le sujet se constitue, cela concerne les politiques de notre conscience. Dans un travail artistique, nous pouvons explorer ces questions en rapport avec le corps, nos impressions et notre regard. Nous travaillons souvent avec la danse contemporaine, car elle touche à l’intimité du corps. Notre travail n’est pas totalement cérébral, nous cherchons une confrontation avec la réalité physique, celle du corps, précisément parce que la pensée est enchâssée dans un corps, dans le temps et dans l’espace. »(15)


Alors que les Superamas font souvent référence à l’importance du corps et au contexte de la danse contemporaine pour leur travail, ils ne discutent jamais de leur position en tant que performers. Seul l’un d’entre eux a reçu une formation de danseur, mais tous jouent dans la trilogie BIG et dans d’autres opus. Répondant à la question de savoir si leur expérience a modifié leur pratique de la performance au cours des années, leur réponse est laconique: « une fois sur scène, nous sommes tous des performers. Avec ceux qui ont reçu une formation les possibilités de jeu sont simplement plus variées ». Comment se perçoivent-ils en tant que performers dans leur travail?


« Le travail de Superamas n’est pas l’expression de quelqu’un, et c’est également valable lorsque nous sommes sur scène. Nous avons toujours considéré Superamas en tant que ready-made, nous mettant en scène en tant que marque. Pour nous, le fait de jouer n’est pas étranger à l’aspect dramaturgique du travail, dans lequel la relation à l’incarnation reste importante. Nous ne voulons pas incarner une quelconque “vérité” en laquelle les spectateurs devraient croire. Donc, nous jouons vraiment et nous prétendons être nous-même “en tant que Superamas”, ce qui est déjà un rôle, une construction. On peut comparer cela à des enfants qui jouent à être des cow-boys. Nous pouvons dire “It’s all true” et en même temps “F for Fake” – deux titres de films d’Orson Welles, même si le premier n’a jamais été réalisé. La pièce Casino (2005) en est un bon exemple. Nous y avons travaillé sur la “présentation” dans le double sens de la démonstration, et de l’attitude ou de l’apparence. Nous, Superamas, présentons des extraits, des morceaux de nos spectacles ainsi que des scènes coupées. Le théâtre tout entier est un plateau où le public peut se promener à son aise, comme il se baladerait dans un terrain de jeux, sur le terrain des opérations sans savoir au juste où se mettre et comment se comporter. »(16)

 

Curieusement, dans la pièce Empire (Arts & Politics) (2008) un documentaire fiction s’avère être un autoportrait ironique, assaisonné d’une bonne dose de machisme, dans lequel Superamas se révèle littéralement comme un groupe de cow-boys menés par un désir exotique et pornographique pour le « réel ». Dans Empire, la relation entre les histoires personnelles des acteurs et leurs personnages est poussée à un niveau que Superamas n’a volontairement pas exploré dans la trilogie BIG ou dans d’autres travaux antérieurs. Une zone indéfinie apparaît souvent entre l’incarnation, la fictionnalisation et le stéréotype, alors que la distribution fait une utilisation subtile du langage corporel et des inscriptions propres à chaque acteur.(17) Cela ne veut pas dire que les Superamas apparaissent soudain comme des individus dans Empire. Ils restent fidèles à leur vision qu’ils n’ont rien à exprimer. Ou encore: ils sont des cow-boys jusqu’au bout, la complexité de cette position contrastant avec l’approche changeante des autres acteurs.


Si la série BIG reste simple au niveau de la performance, adoptant le « mauvais jeu » et la « mauvaise qualité de jeu des émissions de télé réalité», Casino (2005) qui part du même matériau, est un essai virtuose sur l’incarnation et performance. La pièce démarre avec une citation de Godard qui explique qu’ « il y a peut-être quelque chose d’autre, quelque chose dont le spectateur manque » dans l’expression, la grimace d’un soldat dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick qui ressemble à celle de Boris Becker lors de sa victoire à Wimbledon. Ensuite, Superamas présente et subtilement déconstruit tout un catalogue d’images masculines empruntées à la culture pop: le « nouvel homme » vulnérable et sensible dans un duo larmoyant et implorant (qui n’est pas sans rappeler la séquence émotion des deux Superamas dans le 4x4 de BIG 1), un cours de danse pour cheerleaders avec la « Superamas Dance Group Community » (clin d’œil à la Torrance Dance Group Community créée par Spike Jonze pour Fat Boy Slim et reconstituée dans BIG 1), deux Superamas accompagnant à la guitare une cheerleader émouvante pour une reprise de Onede U2 (très proche de la chanson de Katie Melua « I Cried For You », interprétée dans BIG 3), ou les Superamas endossant le rôle de machos trouvant un peu de réconfort dans le sexe (scènes remontées des sessions de Biodanza qui apparaissent dans BIG 3). Ensuite, il y a la reconstitution avec les voix du film d’une scène dans laquelle l’un des Superamas est en admiration devant une call-girl qui lui confie être amoureuse de lui et lui jure fidélité. Tout est à la fois vrai et faux. Les Superamas nous montrent ce que veut dire rester des cow-boys jusqu’au bout dans leur travail. Ce qui reste dans les arrêts sur image, dans les bouches ouvertes qui se remplissent de paroles qui viennent de hauts parleurs, entre les personnages et les acteurs qui les incarnent, ce qui reste, c’est un fossé qui n’est peut-être rien d’autre que le manque fantasmatique auquel se réfère Godard quand il dit: « il y a peut-être quelque chose d’autre? ».



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« L’an dernier, nous avons vu la pièce Destroy She Said (1998) de la plasticienne Monica Bonvicini. Il s’agissait d’une installation qui utilisait des extraits de films dans lesquels on voyait des femmes, des actrices, dans des poses stéréotypées dans des encadrements de fenêtres ou de portes. La relation entre les femmes et l’architecture était au centre de l’installation. Une citation accompagnait l’œuvre. Un architecte déclarait que les hommes sont éduqués pour êtres mobiles (géographiquement et socialement), alors qu’inversement les femmes étaient éduquées à dépendre de leur environnement. Dans le travail de Bonvicini, il est facile de voir à quel point le corps de la femme est représenté comme étant complètement dépendant de son décor domestique. On voit à quel point cette évidence sociale trouve sa place dans ce qui constitue littéralement une culture, dans ce cas le cinéma. Cela concerne une vaste gamme de films des années soixante, donc ça n’est pas directement fondé sur un message politique, mais c’est véritablement l’enregistrement d’une certaine inscription. Nous avons trouvé cela profondément puissant et émouvant, parce que nous étions confrontés à quelque chose que nous savions déjà mais que nous voyions au travail. » (18)


Au printemps 2002, nous avons discuté d’un travail de Monica Bonvicini en rapport avec votre vidéo Billy Billy (2002). Pouvez-vous faire un rapprochement entre cela et la trilogie BIG et la manière dont vous avez travaillé avec les femmes et avec des images de femmes?


« Nous pensons que le féminisme c’est important. Il existe toujours une grande inégalité entre les hommes et les femmes même si le courant dominant prétend que cela n’est plus d’actualité, que c’est une pensée d’arrière garde. C’est pourquoi dans BIG, nous avons voulu mettre hommes et femmes dans les situations les plus banales, car elles montrent à quel point la relation soumission/domination est en jeu dans notre société occidentale. Nous espérons que cela saute aux yeux comme une approche critique! »


Le travail de Bonvicini pointe un paradoxe: malgré le fait que des réalisateurs comme Godard, Antonioni et Fassbinder se soient intéressés à l’image de la femme, les auteurs féminins ne semblent pas avoir beaucoup d’importance, en dépit du fait que leur cinéma coïncide avec l’avènement du féminisme. Je voudrais relier cette question des « auteures » à la place qu’occupent les performeuses de la trilogie BIG. Dans BIG 1 et BIG 2, vous avez travaillé avec des performers ready-made, des danseuses Go Go et une hôtesse de l’air, alors que dans BIG 3, vous utilisez des danseuses qui viennent du monde de la danse contemporaine. Comment voyez vous votre travail avec ces deux types de performers? Et comment évaluez vous cette évolution au sein de la trilogie?


« Pour jouer avec Superamas, il ne faut pas nécessairement avoir des compétences d’acteur, donc il n’y a pas beaucoup de différence à la fin. Les danseurs contemporains ont dû désapprendre, ils ont dû oublier d’utiliser leur talent habituel. De surcroît, ils ont du « jouer », ce qu’ils ne font pas généralement. Dans BIG 3, nous avons voulu parler des femmes, des belles femmes, de manière plus générale. Et nous voulions que les danseuses évoquent l’idée de leurs activités “hors scène”, c’est-à-dire les séances d’entraînement, de fitness, etc. En ce sens donc, il y a un aspect ready-made aux personnages. Bien sûr, les acteurs ready-made sont intéressants à partir du moment où vous trouvez les bonnes personnes; la distribution est un aspect très important de notre travail. »


Je ne suis pas totalement convaincu par l’aspect de « désapprentissage », mais je vois néanmoins ce que vous voulez dire. L’approche plus générale envers les femmes de BIG 3 est renforcée du fait que vous avez des performeuses entraînées, pour qui la scène d’un théâtre représente un contexte familier. Avec le recul, Casino marque peut-être un tournant sur la présence des femmes dans le travail de Superamas. Tous les rôles féminins sont joués par des danseuses contemporaines habillées en cheerleaders – qui refont une apparition dans la vidéo Biodanza de BIG 3. Ces femmes sont plus que des ready-mades – des cheerleaders jouant aux cheerleaders – elles sont des actrices qui peuvent représenter et négocier leur personnage de manière complexe, habilitées par leur formation et leur expérience de la scène. Les femmes dans BIG 3 jouent avec la même aisance et conscience de soi, ce qui complique le caractère ready-made de l’image qu’elles représentent au travers une qualité de performance plus dégradée.


« On a toujours besoin d’une dose de réalité et d’une part de fiction. Notre travail consiste à mélanger ces deux composantes. Avoir des performers ready-made ou de vraies gens dans la trilogie BIG se rapproche de la fiction, c’est de la pure construction. Les gens projettent ce qu’ils savent dans ce qu’ils voient. Imaginez que l’on invite deux performeurs inconnus, que nous les formions à la danse Go Go et que nous mettions en avant le fait qu’elles sont des danseuses Go Go. Ou prenez Elisa Benureau: elle est vraiment hôtesse de l’air chez Air France, mais nous avons construit une histoire autour d’elle. De plus, Superamas a toujours cherché à établir une identité fictionnelle en tant que groupe, en tant qu’étiquette allant bien au-delà du cadre d’une seule pièce. On revient toujours à la problématique de la croyance et de la représentation, où fiction et réalité sont mélangées à un niveau plus profond. Ce que vous créez ne se situe pas uniquement au cœur du spectacle, mais aussi dans la fiction qui l’entoure. Ici encore, Orson Welles est un bon exemple. Et ce que vous voyez n’est définitivement pas ce que vous voyez. »


« Assez bizarrement, certaines personnes ont traité les quatre jeunes actrices de Casino comme si elles étaient stupides et ne réfléchissaient pas, comme si elles étaient véritablement des cheerleaders de quatorze ans. Alors qu’ils avaient déjà un préjugé contre les cheerleaders, pensant qu’elles étaient obligatoirement bêtes, ils blâmèrent Superamas de les utiliser à mauvais escient, sans jamais poser la question directement aux actrices! Alors même qu’ils savaient que c’était faux, ils ont pris une partie de l’image pour vraie. C’est le cœur du problème: en tant que spectateurs, nous sommes pris au piège de nos propres projections et préjugés. De plus, il n’y a pas un seul personnage sur scène qui puisse échapper à sa propre réalité culturelle ou sociale. »


Je me souviens que vous étiez allés voir, Meny, une Go Go danseuse, dans la boîte de nuit Nachtwerk de Vienne en septembre 2002, ce qui montre l’histoire du ready-made où fiction et réalité sont mélangées, et l’importance de la distribution dans votre travail. Néanmoins, dans BIG 1 et dans BIG 2, les femmes (et les hommes) sont mis en scène et sont perçus en tant que simples images – et pas tellement en tant qu’êtres humains. Comment avez-vous travaillé avec la Go Go danseuse et l’hôtesse de l’air pour les préparer à la performance?


« Yalda Ettehadi, Monika Woziwoda et Elisa Benureau étaient très douées pour reproduire leurs professions et leurs attitudes propres, celles qu’elles connaissent de leur environnement habituel de travail, que ce soit en tant que danseuse Go Go ou en tant qu’hôtesse de l’air. Toutefois, les répétitions et une atmosphère conviviale ont été des facteurs essentiels pour les préparer à jouer avec assurance, puisqu’elles avaient très peur que le public les juge comme des femmes complètement idiotes. »


OK, j’ai compris. Durant ces trois semaines de janvier 2002, Superamas a organisé le laboratoire Game Boys dans le cadre du Tanzquartier Wien à Vienne en préparation de BIG 1. Accompagnés d’une danseuse contemporaine et d’une danseuse Go Go, vous avez exploré plusieurs types de mouvements, d’attitudes et de langage corporel liés à certains contextes, comme les émissions de télé réalité ou une boîte de nuit dans les abords d’une grande ville. Dans BIG 1 et BIG 2 vous avez poursuivi votre travail avec des « acteurs ready-made » uniquement. Pourquoi avoir laissé tomber vos recherches avec des danseurs contemporains à ce stade?


« D’après les besoins de BIG 1, nous avons uniquement poursuivi le travail avec les danseuses Go Go parce qu’elles ont apporté une violence extrême et une réalité dont l’origine se situe en dehors du théâtre. Sur scène, elles deviennent des éléments “sur-identifiés”: les gens pensent savoir qui elles sont, par réflexe, sans les connaître réellement. C’est seulement alors que nous pouvons entamer le jeu jubilatoire qui consiste à creuser dans ce que nous croyons savoir. Imaginez que nous utilisions cette même stratégie avec une danseuse contemporaine qui jouerait le rôle d’une danseuse contemporaine – ne serait-ce pas plat et ennuyeux? »


D’une manière ou d’une autre, vous avez utilisé l’idée de juxtaposer les langages corporels une fois encore dans Casino et dans BIG 3. C’est assez intéressant, et maintenant qu’Agnieszka Ryszkiewicz remplace Monika Woziwoda dans BIG 1, vous avez à nouveau les deux: une vraie danseuse Go Go et une danseuse contemporaine qui joue le rôle d’une danseuse Go Go.


« C’est très juste. Le fait qu’Agnieszka “joue” à présent une danseuse Go Go dans BIG 1 réintroduit une certaine friction entre la fiction et la réalité, entre l’incarnation et la représentation. À l’époque, nous avions caressé cette idée pour BIG 1, mais n’avions pu trouver de danseuse contemporaine qui soit capable ou qui ait eu l’envie ou l’audace de prendre ce rôle. Maintenant Agnieszka le fait, et cela grâce à notre collaboration dans Casino. Pendant la création nous avons partagé avec les étudiantes qui composaient l’équipe de cheerleaders des discussions sans fin et des réflexions sur le sens du spectacle, du travail de Superamas et de l’art en général. Et nous devrions retourner l’argument, puisque Yalda joue avec nous depuis très longtemps maintenant, et pas seulement en tant que danseuse Go Go. Dans Empire, elle joue le rôle de la cinéaste iranienne Samira Makhmalbaf, rôle dans lequel elle est particulièrement convaincante par ailleurs! Après plusieurs années sur scène, elle est devenue une véritable actrice. La chose la plus importante, c’est que les personnes avec lesquelles nous collaborons aient une compréhension très claire de notre travail. Ils ne sont jamais traités en ready-made incapable de penser. »(19)

 

***

 

«Lorsque je suis dans une pièce avec d’autres gens et si je ne suis pas en train de songer aux créations de mon esprit, alors mon propre moi ne se retrouve pas avec lui-même, mais l’identité de chaque personne présente commence à faire pression sur moi, au point que je suis annihilé en très peu de temps.»(20)


            Ces paroles de John Keats ont été l’une des principales sources d’inspiration pour la performance de Superamas Auto-Mobile (2002) et résonnent aussi dans la création de la trilogie BIG. « Cela traite de la grande question de la personnalité de chacun: Je n’en ai aucune, ou plusieurs! Cela dépend des circonstances. Elles créent un déséquilibre qui vous force à vous demander qui vous êtes vraiment et qui vous pensez être, ce qui est relativement différent. Dans BIG 1, les personnages n’ont pas de profil bien précis, ils ne sont pas définis en profondeur mais en relation avec un contexte, puisqu’ils ont tendance à “sur-jouer” des comportements. »(21)


            Durant les préparatifs de BIG 2, la citation de Keats réapparaît, cette fois en relation avec le spectateur. « Le théâtre contamine les arts avec le spectaculaire. Vous êtes seul avec votre propre vision, mais en même temps vous faites partie d’un groupe. Cela n’est pas innocent, comme l’a noté John Keats. Nous retournons cette confusion vers le spectateur. C’est à lui seul de tirer ses propres conclusions. Notre matériel est un réseau de relations au travers duquel le désir est véhiculé. Les contradictions deviennent claires dans le jeu des attentes et de la déception. Vous avez besoin d’un langage élaboré pour aborder cela sans trop de préjugé, un langage qui vous permette d’élucider la fonction du regard. C’est pourquoi notre manière de travailler reste constamment visible et facile à découvrir. Les plus grandes questions apparaissent au moment où nous remettons ensemble tous les éléments après les avoirs disséqués. »(22)

 

            Précisément parce que l’espace commun du théâtre n’est jamais innocent, il offre à Superamas un terrain paradoxal pour sa poétique de l’horizontalité dénuée de jugement et pour leur investigation sans retenue du langage des émotions:

 

« Le théâtre est le champ dans lequel on travaille, un champ où il y a toujours une sorte de consensus, avant même que la performance ne débute: sur ce qui est bon, ce qui ne l’est pas, sur ce qui est art ou pas. Nous voudrions montrer les choses dans toute leur trivialité avant même de commencer à jouer avec le regard que l’on porte sur les choses. Assez paradoxalement, dans l’art, vous avez besoin de l’ensemble du régime du politiquement correct pour d’aboutir à ce point. Chaque acte et chaque performance s’inscrit dans un domaine particulier de signification, et cela inclut une culture de conventions. C’est seulement parce qu’il existe une base partagée que vous pouvez ajuster cette vision et rendre d’autres éléments visibles. »(23)

En insufflant au théâtre des éléments de la culture populaire, en juxtaposant et en superposant des réalités existantes tout en les traitant explicitement en tant que fragments, Superamas fini par chorégraphier, tant au niveau des phantasmes, que viscéralement, les désirs, les attentes et les émotions mêmes des spectateurs. Ces différents niveaux sont souvent en désaccord, et cela crée une expérience de friction, de conflit chez le spectateur. La sexualité et la consommation s’opposent au désir pour le spectaculaire, mais aussi à une idéologie teintée d’engagement critique, tant prisé des amateurs d’art idéalistes. Il y a peut-être un consensus de taille à l’œuvre ici, contre lequel Superamas lutte à travers son travail. Dans BIG 2, Superamas a créé une chorégraphie de résistance qui tournait autour du politiquement correct en tant que sujet central.

« Pour finir, ces résistances ne reposent-elles pas sur les attentes projetées par les spectateurs? Elles mettent en lumière le fait que l’idéologie existe et persiste, que nos angles morts, que les vides dans notre perception sont faits d’idéologies. C’est une remarque assez ordinaire. Mais c’est une chose de le dire, c’est autre chose de l’expérimenter. Ce qui implique de se donner du temps pour voir où cela est à l’œuvre. Pour retourner à notre point de départ: Où l’œuvre d’art est-elle à l’œuvre? Nous pensons que c’est principalement ici. »(24)

 

Notes

 

(1) Courtrai, octobre 2004.

(2) Cet échange a eu lieu dans le studio de Courtrai pendant deux jours et donna lieu à un dialogue vidéo: Stands (2004).

(3) Tous les extraits d’entretiens et de dialogues qui suivent sont datés. Les questions et remarques en italiques sont toujours les miennes, et les réponses entre guillemets sont celles des Superamas.

(4) Courtrai, octobre 2004.

(5) Hambourg/Vienne, avril 2009.

(6) Cf. André Bazin, « Pour un cinéma impur », Idem., Qu’est-ce que le cinéma, Paris: Les édition du Cerf, 1985, p.81-106

(7) Hambourg/Vienne, avril 2009.

(8) Courtrai, juin 2004.

(9) Cf. Bernard Stiegler, La Technique et le temps. Tome 3: Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, 2001.

(10) Courtrai, juin 2002

(11) Courtrai, octobre 2004

(12) Courtrai, octobre 2004

(13) Cf. Gilles Deleuze, Cinéma I. L’image-mouvement, Paris: Minuit, 1983, p. 274.

(14) Hambourg/Vienne, avril 2009

(15) Courtrai, juin 2002

(16) Hambourg/Vienne, avril 2009

(17) Voir Jeroen Peeters, « The empire of spectators. On Superamas’s Empire (Art & Politics) » dans Dance Theatre Journal, vol. 23 no. 3, 2009, pp. 47-51

(18) Courtrai, juin 2002

(19) Hambourg/Vienne, avril 2009

(20) John Keats, lettre à Richard Woodhouse, 27 octobre 1818. Cité dans Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris: Presses universitaires de France, 1990, p. 244

(21) Hambourg/Vienne, avril 2009

(22) Courtrai, juin 2004, peu avant la première de BIG 2. J’ai également consulté un entretien de Pieter T’Jonck de la même époque: « Montage en onderzoek tegenover geloof en demagogie: Frans-Oostenrijkse groep Superamas maakt met BIG 2 besmet theater », De Tijd, 18 juin 2004.

(23) Courtrai, juin 2002

(24) Courtrai, octobre 2004