Entretien

Rire Laugh Lachen 2008French
Antonia Baehr, Rire/Laugh/Lachen, Paris, 2008, pp. 80-96

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Contextual note
This interview first appeared in Antonia Baehr's book Rire/Laugh/Lachen, but includes a few sections that were cut in the print version. It was edited by Julie Pagnier.

A : J’aimerais au travers de cet échange avec toi, contextualiser le projet Rire dans l’ensemble de mon travail. Rire fait partie d’une série de trois pièces sur l’expression des émotions, dont la première partie est Holding Hands, la seconde Un après-midi et la troisième Rire.

X : En quoi s’agit-il d’une trilogie sur les émotions ? On pourrait dire aussi dire que ce sont trois pièces qui questionnent différentes façons de concevoir et interpréter une partition. Il me semble que c’est une préoccupation récurrente dans ces trois pièces par rapport à tes autres travaux. Dans Larry Peacock par exemple il y a une musique mais ce n’est pas un outil de construction. Donc pourquoi une trilogie des émotions, et où se place Rire ?

A : Dans les trois pièces il y a cette même idée d’enlever la trame narrative, et de ne garder que l’expression de l’émotion. C’est à dire que c’est l’expression de l’émotion sans tout son bagage causal, ni ses effets, ni son interprétation éthique, psycho analytique ou philosophique. Dans Holding Hands (1), il s’agit de traîter de la question du monologue. Ce monologue est composé de plusieurs émotions, mais multipliées sur deux corps, deux performeurs. Le point de départ était la réflexion sur la catharsis. Que se passe-t-il dans le public ? Quelle est sa performance? Il ne parle pas, et si je regarde ces visages, je les vois en perpétuel mouvement. Je vois des émotions, assez minimes, mais qui sont là, sans que j’en connaisse la trame narrative sous-jacente. Et l’idée était : comment puis-je faire en sorte que le plateau devienne une sorte de miroir, une réverbération du public ? Idée présente dans les trois pièces. Avec Un après-midi (2), c’est la question du dialogue qui est abordée. Nous avons enlevé le récit, le dialogue, pour ne garder que les émotions exprimées. De plus, les relations logiques entre les ingrédients de la pièce sont altérées, ils ne sont plus synchronisés. Dans le cas de Rire, on est face à l’expression d’une seule émotion, et une seule personne qui la représente, mais une pluralité de partitions qui mène à cette interprétation.

x : La question du partage est présente dans chacune des trois pièces, selon une approche différente et peut aussi constituer une trilogie sur les modes de partage avec les spectateurs. Chaque pièce questionne le rapport entre spectateur et performeur à travers ce que chacun sait ou non, l’influence que cela a sur le déroulement et les évènements du spectacle et comment leur relation peut modifier le sens d’une expérience théâtrale. Dans Un après-midi, les spectateurs sont dans une position similaire à celle des performeurs, qui ne savent pas non plus en amont ce qu’il va se passer dans les 40 minutes qui suivent leur entrée sur scène. Dans Rire, il me semble que la question est : qu’est-ce qui fait rire le performeur, et comment il rit ? Qui et que fait rire le spectateur ? Sachant qu’une caractéristique du rire est d’être communicatif, même contagieux, est-ce qu’il n’est pas un moyen de travailler le partage ou la relation empathique entre performeurs et spectateurs ? En tant que spectateur de Holding Hands je me demande comment le mode de communication des performeurs fonctionnent, il est secret et le désir de savoir me met dans une certaine tension pour suivre le spectacle. Ce n’est pas le cas dans Un après-midi car je présume que les performeurs ne savent pas ce qu’ils font non plus. Je suis dans une expectative. Avec Rire, quel était le pari ou l’enjeu de la relation avec le public, la recherche d’une empathie ?

A : Je pense que dans les trois pièces il s’agit de cette question d’empathie. C’est une réflexion sur la catharsis mais basée sur un de ses ingrédients qui est l’empathie. Comment l’empathie advient-elle au théâtre, dans l’espace et dans le temps spécifique à cette situation ? Gertrude Stein (3) (et tous mes projets commencent, d’une façon ou d’une autre, avec ses idées) évoque cela, est-ce que les émotions représentées sur scène ont lieu aux mêmes moments que les émotions éprouvées par le public ? En fait au théâtre, il y a toujours un décalage, sauf à certains moments, par exemple quand le rire devient tout simplement contagieux, comme le bâillement, d’une façon physiologique. Est-ce que les spectateurs peuvent se constituer comme un groupe, vraiment ? et dans ce cas, s’ils se constituent comme un groupe, il me semble que c’est possible que le rire soit contagieux, de la même façon que le bâillement.

X : À propos du rire, l’empathie n’est possible que s’il y a quelque chose qui fait rire l’interprète au même moment que le spectateur. Avec le rire, le test de savoir si l’émotion se passe au même moment pour le performeur et le public est assez facile. Une des propriétés du rire est d’être la manifestation d’un ressenti qui est audible, visible et que l’on partage.

A : En effet j’ai plus de possibilités de connaître la performance du public que dans les autres pièces, parce qu’ici il s’exprime ou ne s’exprime pas, et réciproquement. (rires) Aux Laboratoires d’Aubervilliers, nous avions fait un atelier avec les « bonnes rieuses et rieurs » d’Aubervilliers, puis elles/ils sont venu(e)s voir le spectacle. Or ce sont vraiment de très bon(ne)s rieuses/rieurs et elles/ils ont vraiment beaucoup ri, et très fort. (rires) Les autres spectateurs ont cru alors qu’il s’agissait peut-être de la claque, ils ont pensé qu’il y avait un sous-groupe, et n’avaient donc pas l’impression de consister un groupe véritable. À Bologne, le public s’est vraiment constitué comme groupe, il y eu des moments où le rire a commencé à sauter entre plateau et public, produisant un effet de larsen entre ces deux espaces, puis des moments où tout le monde riait et sur scène je n’avais plus rien à faire (rires). Par moments c’était le public qui faisait le spectacle. Je ne voyais pas le public mais je l’entendais, comme un orchestre de rires. Il est important que le public soit dans le noir, parce que les réactions sont très acoustiques, et cela créé une dissociation entre l’expérience visuelle et acoustique. Il est important aussi que ce soit dans un théâtre, que ce ne soit pas lu comme de l’Art de la Performance des années 60, qu’il y ait cette séparation entre les spectateurs dans le noir et moi devant eux.

X : En quoi consistaient les ateliers ?

A : Le premier atelier était aux Laboratoires d’Aubervilliers. Je voulais apprendre à rire mieux, même si je ris déjà très bien puisque je suis celle qui rit. (rires) Mais est-ce que je peux rire longtemps et est-ce que je peux rire si je tape dans les mains par exemple ? Je devais pouvoir faire ça. Et je me suis dit qu’il était plus facile de pratiquer le rire, son apprentissage, en groupe, plutôt que toute seule. Durant trois jours, nous avons pris des cours. Ensuite avec Valérie Castan nous avons continué à travailler avec le groupe. Nous avons étudié comment s’imiter les uns et les autres, ou d’autres questions comme la contagion. Et quand je tourne la pièce, d’autant qu’il s’agit d’un autoportrait, je ne veux pas me vendre, en tant que « moi je », je trouve très important de faire ces ateliers, qui me permettent de continuer un travail de recherche proprement dit avec des gens à chaque fois différents. Par exemple la question de la contagion est un problème irrésolu pour moi, et qui m’intéresse. Pourquoi quelque chose est-il contagieux ?Le quatrième mur, mur invisible qui sépare scène et public, qu’est-ce que c’est ? Valérie disait que le rire est contagieux par le son et donc un drôle de rire fait rire les autres. Moi je disais que c’ést le contact des yeux qui produit la contagion. Comme le bâillement. A Bologne on a fait le test, chacun devait rire devant la caméra tout seul en regardant l’objectif pendant deux minutes (4). Et puis, j’avais noté sous forme de partition le rire de Nicole Dembélé, qui a participé à l’atelier d’Aubervilliers. Il était imprimé dans le programe du festival. Tout le groupe s’est assis en face de moi avec chacun le livre dans la main : AHAHAHAH, je riais une phrase puis le groupe la reprennait en cœur - c’était un peu comme à l’église ou à l’école primaire (rires). Ainsi ils ont appris son rire à elle, et l’ont fait devant la caméra aussi. Et ensuite nous avons regardé la vidéo ensemble, pour voir si, au travers du quatrième mur de la vidéo, la contagion a lieu quand même.

X : Et alors ? (rires)

A : Et alors : nous n’avons abouti à aucune réponse scientifique sur le sujet, même si nous nous étions donné, de façon un peu absurde, une question presque scientifique à traiter. D’ailleurs j’aimerai poursuivre avec une biologiste, Prof. Silke Kipper, qui a développé un travail sur les chants d’oiseaux mais aussi sur le rire humain (5). J’aimerai aussi faire des ateliers avec des musicien(ne)s et des chorégraphes pour explorer la notation du rire, et voir en l’occurence comment différentes formes de notation d’une même chose, d’un même rire, peuvent produire différentes interprétations. Et bien sûr, le travail avec tout(e) experte du rire, je veux dire tout(e) bon(ne) rieuse et rieur, m’intéresse (rires). L’idée générale des ateliers de rire, c’est de rechercher ensemble, de ne pas arriver sur place avec des réponses à nos questions.

X : Dans l’ensemble tes approches sont assez scientifiques. Par exemple dans Un après-midi il y a cette tentative de décortiquer les émotions des visages, les expressions par simples contractions de tel et tel muscles ?

A : Il y a deux aspects: d’un côté une analyse du mouvement physiologique, mécanique, et de l’autre, l’utilisation de procédés scientifiques. Ce qui m’intéresse par rapport à ce dernier aspect, c’est d’essayer, mais de ne jamais y arriver. Cela devient intéressant pour moi dès lors que ça m’échappe. L’humanisation a lieu dans cet interstice qui se créé entre ce que j’essaie de faire, et le résultat, à cet endroit où je n’y arrive pas. C’est cet interstice que je trouve extrèment intéressant et productif. C’est dans cet interstice que tout se passe à mes yeux.

X : Peut-être qu’il y a une autre façon de poser la question. Quand tu dis « utiliser et faire que ça t’échappe », il s’agit de mettre en place une expérience, de la faire. L’important n’étant pas que ça marche ou pas, mais c’est d’essayer, d’expérimenter. C’est dans ce sens que je parle d’approche scientifique. Dans quelle mesure tu dirais que cette approche-là, est aussi une expérience que tu proposes aux spectateurs ?

A :Il s’agit du même rapport avec les partitions, qui en ce sens, se base beaucoup sur ce que dit John Cage. Tu te donnes une partition qui est donc extérieure à toi-même, mais qui t’aide à avoir un frottement avec ce quelque chose d’extérieur. Il ne s’agit donc pas expression de soi. Tu as cet élément qui amène une question, que tu essaies de résoudre le mieux que tu peux, tout en sachant que tu n’y arriveras jamais. La contradiction étant que tout en sachant que tu ne peux pas y arriver, tu fais comme si tu le pouvais.

X : Avec l’espoir néanmoins que cela produira quelque chose, même autre que le résultat attendu qui est comme tu dis : impossible. Quand tu présentes un spectacle, as-tu l’impression de proposer une expérience aux spectateurs? Partages-tu une expérience avec eux ? Ou autre chose, d’une autre nature ? Est-ce qu’il y a une sorte de parallèle ou de relation avec ta façon de travailler? Est-ce une expérimentation, pas dans un but scientifique, ou pour prouver la vérité, mais je pense plutôt en relation avec une certaine méthode. Par exemple: séparer tel muscle et tel muscle pour essayer de voir ce que cela produit ? Dans quelle mesure y-a t’il un parallèle entre cette méthode et l’expérience théâtrale que tu proposes?

A : Effectivement il y a tout à fait un parallèle. L’activité que je propose au spectateur est similaire à celles que je me propose à moi-même. Ce que je viens de dire-là, sur le mode de fonctionnement des partitions, peut s’appliquer à l’acte de réception au théâtre. A priori, je suis spectatrice du résultat de l’expérience que je mets en place, au même titre que le spectateur - expérience à caractère assez alchimique du reste. Je n’en connais pas vraiment le résultat au préalable. Dans ce sens, le spectateur n’est pas le juge mais le témoin de l’expérience. Je pense que c’est important de dire que je n’essaie pas de transmettre un message. Avec Rire je n’essaie pas de dire qu’il faut rire à tel moment et pas à un autre. Ce n’est pas une comédie. Dans Un après-midi je pense aussi que différents spectateurs éprouvent des émotions, mais pas les mêmes, ni aux mêmes moments. En même temps il est important pour moi de dire que ce n’est pas le public qui fait tout le travail d’interprétation. J’assume ma responsabilité en tant qu’initiatrice de l’expérience. Dans ce que je propose, je dis « je ». Je veux dire par là qu’il y a un sujet qui parle clairement à partir de son point de vue. J’opère à partir d’une motivation personnelle, émotionnelle, subjective, et d’un positionnement socio-politique. Je ne prétend pas à l’objectivité ou la neutralité que l’on pourrait rattacher à un certain regard scientifique.

X : Tu disais qu’avec ce travail sur le rire tu ne voulais pas faire une comédie. En même temps tu es intéressée par la communication du rire, et donc par une sorte de relation empathique, ou autre, qui fait que les gens rient, les spectateurs et toi, ce qui est le propre d’une comédie.

A : Dans la comédie, les acteurs ne rient pas sur scène, ils font rire, le but étant de faire rire. Pour moi, c’est l’inverse, je suis sur scène et je ris, et mon but n’est pas forcément de faire rire. Ou plutôt, pas exclusivement, car je cherche à autoriser une réception pluridimensionnelle du spectacle. Si l’on met sur un plateau vide quelqu’un qui rit pendant 40 minutes sans rien d’autre et sans raison, ce qui n’est pas un problème pour moi de le faire (rires), mais les spectateurs ressentent uniquement de la peur. C’est horrible, c’est de l’ordre du monstrueux, de la solitude. L’autre, le spectateur, se sent exclu.

X : L’exclusion est quelque chose que l’on peut aussi ressentir, ou en tout cas que certains spectateurs peuvent exprimer avec Un après-midi. Sans doute parce que le dispositif qui permet aux performeurs d’entendre les instructions que les spectateurs n’entendent pas, a tendance à présenter des interprètes concentrés sur eux-mêmes et donc sans intention d’inclure les spectateurs. La pièce joue avec cette exclusion en créant un monde assez fermé pour le performeur, qui agit dans un circuit entre la concentration de l’écoute, la surprise de la découverte, et l’attention qui lui est demandée pour exécuter, de son mieux, ce qu’il entend. Il se trouve donc dans une situation qui ne lui permet pas (ou en tout cas réduit les possibilités) de penser son lien avec le spectateur. D’autant plus que chaque interprète doit être en relation avec un autre, qui n’est pas forcément en relation avec lui. C’est-à-dire, on demande à A d’être en relation avec B, mais B n’est pas forcément en relation avec A. Là encore le procédé est paradoxal par rapport au fait d’exprimer certaines émotions. Bref toutes ces procédures placent l’interprète dans un état, - ou une façon de jouer, ou d’être présent simplement,- qui est très spécial, très bizarre aussi, mais surtout spécifique car produit grâce à ce dispositif particulier. Je trouve cette limite très paradoxale et donc très intéressante, car en excluant le spectateur de la sorte cela permet de l’inclure selon d’autres types de relation et de solliciter son activité plus que sa passivité. Est-ce que ceci peut se rapprocher de ta stratégie pour la pièce Rire, qui consiste à mettre le spectateur face à une étrangeté, où la forme de communication est presque réduite au partage du rire que tu dois produire ?

A : Dans Rire, je suis en permanence devant une partition sur scène. Nous avons constaté que si nous ne voulions pas seulement cette étrangeté ou l’exclusion du spectateur, mais aussi autre chose, il fallait montrer la partition. Si je ris sur scène sans raison pendant 40 minutes ce n’est pas supportable, à cause du « sans raison » je crois. Néanmoins je ne veux pas raconter d’histoires, ni de gags, aucune trame narrative. En donnant à voir la partition que je suis en train de lire, un papier ou autre, cela donne en quelque sorte une raison à mon rire. Durant la dernière partie de 15 minutes, la présence de la vidéo tout le temps est très importante parce qu’elle permet au spectateur de se rappeler la raison de ce rire. Je n’ai pas besoin de révéler les partitions mais il est nécessaire que le spectateur ait le signe de la présence d’une partition.

X : Il faut qu’il y ait la création d’un désir de savoir ?

A : Ou la possibilité d’une projection qui permet de penser qu’il y a une raison à mon rire. Cela peut être la raison véritable qui est donnée à voir, mais tout aussi bien un substitut à cette raison, un remplaçant, un objet qui agit sur la perception du spectateur comme un placebo. Pas seulement dans Rire d’ailleurs, puisque dans toutes les pièces finalement, c’est la problématique. Dans Holding Hands c’est l’unisson qui créé cela, qui permet de comprendre la composition, la complexité. Ces trois pièces sont aussi des variations sur le thème de la partition, dans ce sens-là. Pas seulement par rapport aux instructions écrites, mais par ce qui permet de comprendre qu’il y a composition. [...]

X : Une des spécificités d’Un après-midi est le fait d’observer des performeurs qui écoutent, et qui sont mis dans une concentration spécifique, d’autant plus qu’ils découvrent sur le moment ce qu’ils doivent faire. Chaque interprète a une façon différente de faire, mais en général, c’est leur présence qui nous communique quelque chose. Les spectateurs reçoivent des signaux, évidemment, mais c’est assez contemplatif, et en même temps cela nous demande d’être très actif. Bref, la projection de l’interprète est conditionnée par le dispositif qui propose au spectateur une contemplation active.

A : Ce que tu dis sur la contemplation est intéressant parce que je voulais faire fonctionner la scène comme un paysage, non pas avec un seul point de fuite mais deux. La pièce avec un seul point de fuite serait Holding Hands. Un paysage est immobile, mais en même temps, il est traversé par du mouvement. Chorégraphiquement parlant, la qualité de mouvement de Un après-midi correspond à celle d’un paysage. Et c’est cela, le paysage en tant que thème et qualité, qui relie la musique de Debussy à l’histoire du faune de Mallarmé (6), à ce que les interprètes font sur scène, au paysage sonore et aux fenêtres ouvertes pendant toute la durée du spectacle. Au début d’Un après-midi je crois que les spectateurs, quand les interprètes entrent sur scène, voient des danseurs masculins non costumés tout simplement – et non des drag kings (personnes considérées comme étant du genre féminin qui performent la masculinité). Dans la discussion ensuite, quand le public ne connaît personne sur scène, c'est intéressant car il se rend compte de ses a priori. Ce que montre l’expérience d’Un après-midi, c’est que nous confondons neutralité et norme, et la neutralité, ce n'est qu'un autre costume, sophistiqué, normé et surtout normalisant. Mais la discussion après le spectacle est aussi importante pour un autre aspect, parce que les interprètes ont la parole et parlent de leurs expériences sur scène, et du contrat qu’ils ont signé. Celui-ci énonce : je « désire m’habiller comme mes collègues masculins et passer pour un homme. Je suis un drag king ou je désire le devenir », « je suis une femme ou j’ai vécu en tant que femme pendant un certain temps de ma vie », et « je désire qu’on me dise ce que je dois faire pendant 32 minutes de ma vie ». Un mélange de personnes, drags kings de la région ou danseurs/euses, signent ce contrat et se retrouvent là pour différentes raisons, mais avec pour dénominateur commun le désir. Je trouve que la discussion qui suit le spectacle parle du désir de façon différente encore que la pièce.

X : Dans Rire c’est toi qui joue, donc c’est le même type de contrat mais avec toi-même?

A : J’ai le même type de contrat avec moi-même. Je souhaitais qu’on me donne quelque chose en cadeau, que ce soit une cassette, un papier, des instructions par e mail, avec la condition que ce soit un solo. Ce que je ne voulais pas c’est que ce soit des instructions seulement verbales. Je voulais un objet quelconque auquel me frotter, indépendant, par fétichisme sans aucun doute, mais aussi simplement pour permettre un décalage dans le temps. Quelque chose qui représente quelque chose, qui prend la place de. L’objet partition représente. La parole non. Je me suis rendu compte que j’adorais recevoir le papier ou l’objet, et être d’abord seule pour l’interpréter sans échanger avec les auteurs. Je pensais à eux, dans un rapport très chaleureux parce que je savais que cette personne avait écrit pour moi, et qu’il s’agissait d’un cadeau, mais j’aimais bien ce premier rapport solitaire.

X : Est-ce que tu avais des partitions enregistrées? Des paroles?

A: Oui, celle d’Isabell Spengler par exemple. Une cassette audio. Mais je ne peux l’interpréter qu’une fois seulement. La partition d’Isabelle Spengler reste donc dans le projet, mais n’est plus dans le spectacle. Le projet comporte différentes manifestations, dont le spectacle, mais aussi les ateliers, les salons, les partitions. D’ailleurs je continue à jouer les partitions séparément dans différents contextes. (…) Dans Holding Hands, la question pour moi était de voir ce que cela produit si j’enlève l’histoire, choisissant une histoire très chargée d’émotions, dramatique; un sujet représentatif du théâtre occidental. Dans l’air Tu che le vanità, la diva atteint son grand solo, c’est un moment culminant dans l’opéra, il s’agit de mort, de vie, d’amour. Avec l’analyse musicale, j’avais déjà la partition des émotions, et donc l’idée était d’enlever la narration pour ne garder que les émotions.

X : Ce qui rend la pièce chorégraphique c’est effectivement la production de mouvements dans le temps mais aussi et surtout, l’unisson. L’unisson est un des outils chorégraphiques les plus puissants. Tu le dis toi-même que c’est une technique qui permet d’éviter l’interprétation du genre : qu’est-ce que fait cette personne-là, toute seule ? Faire ces actions en duo, c’est montrer que ce n’est pas du hasard, c’est montrer qu’il y a une écriture dans le temps et l’espace, c’est-à-dire c’est une chorégraphie.Cet aspect chorégraphique est aussi produit par le type de mouvements que vous faites et par leur rapport avec leur fonction habituelle. La stratégie d’enlever la narration retire une partie à la globalité de l’interprétation. Sans le texte, ni la musique, nous n’avons pas l’ensemble des mouvements qui soutiendrait l’expression globale. Vous exécutez les mouvements du visage, sans leur fonction. Dans la pièce Larry Peacock, vous enlevez les instruments. L’interprète tape à l’endroit de la percussion, sans qu’il y est la percussion, donc il y a le mouvement sans sa fonction. Je crois qu’il y a quelque chose de cet aspect qui rend le mouvement chorégraphique.

A : C’est intéressant de voir qu’il y a toute une théorie qui dit que mouvement et musique sont abstraits parce qu’ils ne racontent pas d’histoires en soit. Mais en enlevant la dimension narrative qui englobe les mouvements et les sons, on se rend compte que ceux-ci ne sont pas du tout abstraits, ils sont remplis de messages socioculturels, ils ont plein de contenus, de référents.

X : Par le manque ou par la projection.

A : On s’en rend compte parce qu’on soulève le tapis, par ce procédé d’extraction. Sous le tapis, il reste une dimension narrative, qui devient visible, mais elle est d’un autre ordre, d’un ordre moins superficiel. Je pense à ce livre de Jacques Attali Bruits, dans lequel il montre que la musique n’est pas abstraite, et qu’elle est toujours un référent social, et culturel. Il montre que la musique, le bruit et le pouvoir sont intimement liés. (…) Il est beaucoup plus facile pour moi de rire sans penser à une blague, ni à quelconque stimulus psychologique ou imaginaire, mais en imitant un rire, en écoutant l’enregistrement de mon propre rire (comme certaines bonnes rieuses d’Aubervilliers le pratiquent au quotidien d’ailleurs pour des raisons de santé) ou tout simplement, en commençant à rire. En travaillant pour Holding Hands, c’était pareil. J’ai trouvé dans un livre Acting (re)considered (7), cette méthode d’acteur par laquelle les auteurs décrivent les contractions de muscles, la respiration et la posture. Cette méthode permet de représenter des émotion sans forcément les ressentir. Elle est basée sur les observations de Charles Darwin (8), et la théorie de William James (9), selon laquelle nous voyons l’ours, nous tremblons et après nous avons peur. Alors que d’autres théories disent que nous voyons l’ours, nous avons peur et après nous tremblons.

X : C’est une redistribution de l’ordre des relations entre cause et effet.

A : ça veut dire aussi qu’on accorde d’avantage d’importance à la physicalité de nos comportements. Ça change le regard sur nous-même. La question est aussi : où se situe le moment conscient de notre agir. Est-ce que nous pouvons encore le manipuler ou pas ? X : Il y a un peu de ça dans ta tentative avec le rire ? est-ce que dans le spectacle il y a des gens qui rient avant que tu fasses quelque chose ?

A : Oui mais ça arrive d’avantage à cause du comique de situation, et j’essaie d’en faire le moins possible. Le comique de situation est rassurant parce qu’il assouvie le désir d’être avec l’autre. Mais ce qui m’intéresse est un peu différent. Si j’arrive à une certaine subtilité au théâtre, si je ne tombe pas dans l’exaggération ou la caricature, je crois que les spectateurs deviennent conscients de ce qui se passe dans leur corps et leur visage. J’irai même plus loin en disant que Holding Hands et Rire sont en fait deux pièces qui sont la représentation de la performance du spectateur. Dans l’ensemble, il se passe la même chose sur scène que dans le public. Holding Hands est la représentation du visage de la personne qui est là, en face de nous, en train de regarder les performeurs William Wheeler et moi. Nous faisons un portrait de ce visage-là du spectateur - que nous imaginons, puisque nous ne sommes pas en train de faire le jeu du miroir. Avec Holding Hands, le pari était de voir dans quelle mesure, si les émotions sont interprétées de façon très minimale, performées de façon aussi fine que ce qui se passe sur les visages des personnes qui regardent, la mimesis peut se produire comme dans la vie quotidienne. Quand quelqu’un sourit, la personne en face sourit aussi, ou alors elle se force à ne pas le faire. Avec le rire, c’est encore plus pointu. Nous avons expérimenté ce phénomène dans l’atelier à Aubervilliers, dans la session de Claude Bokhobza. Deux personnes se sont assises face à face en se regardant droit dans les yeux. Une personne riait, l’autre devait ne pas rire. Or le rire était impossible à retenir. D’abord sa rétension produisait d’étranges mouvements dans le visage, menton qui tremble, contraction involontaire de la partie inférieure des muscles orbiculaires, puis le rire éclatait inévitablement.

X : Il est difficile d’interrompre le cycle question / réponse avec le rire. Tu fais quelque chose qui fait rire les gens, ce qui instaure une certaine relation, qui implicitement peut aussi rendre comique la prochaine chose que tu vas faire. La comédie fonctionne beaucoup sur ce mode. Et en suivant cette logique, il arrive parfois que les gens rient avant même l’action parce que potentiellement la prochaine chose qui va se produire peut faire rire. Dans une telle situation sur scène, il est difficile de considérer et d’aborder l’action à venir, sans craindre de produire des rires. Quand tu ne cherches pas seulement ce type d’échange avec les spectateurs, la trajectoire et le type de relation avec les spectateurs sont très difficiles à modifier pendant le spectacle. Le rire peut avoir tendance à réduire les possibilités de réception d’une expérience. Il y a deux grandes possibilités de réaction : soit ça ne fait pas rire du tout même si le titre annonce le rire, soit il y des rires dès la première chose que tu fais, et toutes les choses suivantes vont faire rire parce que les spectateurs sont pris dans une relation action-réaction, telle que je viens de la décrire.

A : La relation dépend beaucoup des différences de perception du contexte. Certains spectateurs qui apprécient la musique savante, me voient avec des partitions et comme dans un concert de ce genre, ils préfèrent se taire, pour pouvoir savourer l’Art. D’autres, venus au théâtre pour d’autres raisons, rient dès qu’ils me voient rire et ont envie de rire pour partager avec moi. En Occident c’est au 19ème siècle qu’on a appris à se taire au théâtre, spécifiquement dans une certaine culture. C’est une question d’habitudes et de bienséances culturelles. Comme il y a la musique savante, qui s'appelle « Ernste Musik », « musique sérieuse » en allemand, et la musique populaire, « Unterhaltungsmusik », « musique de divertissement ».(rires) Mais Rire pose une situation paradoxale et insoluble pour le public: d’un côté, il faudrait se taire pour respecter le désir d’écoute, de l’autre côté, le rire fait partie du rôle du public au théâtre, au même titre que l’applaudissement.

X : Et pleurer aussi. Une pièce, elle est bonne si tu pleures. Et au cinéma encore plus. Donc tu vas faire la prochaine chose, tu vas faire le pleur? C'est plus compliqué. Ca parle de l'autobiographie, donc tu n'es pas forcément quelqu'un qui pleure.

A : Non, la prochaine chose sera encore avec les quatre émotions, parce que je trouve qu'il y a encore plein de choses là-dedans. Les quatre émotions, c'est dans le alba emoting et dans Darwin aussi: la joie, dont le forte serait le rire, à l'opposé la tristesse avec pour forte les pleurs, la colère avec comme forte crier, la peur avec le forte crier, mais c'est un autre cri. Donc tu as ces quatre émotions-là et les autres sont des trucs composés, un remix de ces quatre, comme la pitié, etc. Puis je veux travailler avec des partitions sur papiers que les interprètes liraient. Ca me permettrait de travailler sur les différentes notations aussi, les fortes et les pianos. Holding Hands, c'est tout piano, il n'y a pas de vrai crescendo dedans.

X: Donc tu veux aller vers de l'expressionnisme? A: Oui, mais pas seulement parce que l'expressionnisme n'est pas possible. Il faut qu'il y ai du naturalisme dans le travail, qu'on arrive a une imitation de la nature dans le travail, il faut qu'il y ai un rapport entre ce qu'on fait sur scène et ce qu'on fait, ce qu'on danse et ce qu'on fait comme musique dans la vie. Aussi qu'on performe comme genre dans la vie, comme maintenant on sait qu'on est toujours en train de jouer des rôles, de se construire et de s'imiter, Marylin Monroe. Maintenant les petites filles imitent plutôt Britney Spears, mais que tout ça ce ne sont que des copies des imitations. Au théâtre il s'agirait de faire la même chose mais de voir où est la différence. Donc il ne s'agit pas d'un naturalisme dans le sens d'essentialisme comme dans la peinture, mais d'une imitation de la nature qui n'existe pas, qui est de toute façon culturel car on joue sans arrêt des rôles, on les construit.

X : Tu penses que c'est encore le rôle de l'art de représenter la nature? Enfin la nature qui n'existe pas?

A : Je pense qu’il faut maintenir un rapport avec ce qu’on fait dans la vie, un rapport avec nos mouvements quotidiens, que l’on pourrait appeler danses et musiques quotidiennes, comme la marche par exemple. Les façons de marcher différentes sont des constructions. Une marche masculine ne sonne pas pareil et ne comporte pas les mêmes mouvements qu’une marche féminine. Il s’agit de maintenir un rapport avec ce que nous performons dans la vie, maintenant que nous savons que nous jouons toujours des rôles et que nous nous construisons par imitations. Le théâtre permet de décortiquer ces constructions. Il s’agit aussi d’y faire la même chose que dans la vie, mais d’observer où est la différence. Le théâtre m’intéresse beaucoup quand l’écart entre scène et vie est réduit à un minimum. Cela permet de se servir de celui-ci pour en apprendre plus sur qui nous sommes et dans quelle société nous vivons, et d’en apprendre plus sur la culture du théâtre elle-même.

X : Tu es donc partisane du « je n’invente pas, je m’approprie des choses ».

A : Oui, et puis il peut y avoir de la subversion dans le fait de s’approprier ce que le pouvoir, en tant que puissance immanente à la société, nous dicte. Au moment où je me l’approprie, je deviens maître de mon acte. Cela peut constituer un acte de résistance. Je fonctionne sur ce niveau-là toujours, mon moteur étant le désir. On parlait de la science, il s’agit là aussi d’une appropriation pour moi, pour deux raisons liées l’une a l’autre. Les procédés scientifiques m’attirent de façon fétichiste, par leur méticulosité obsessionnelle et les rapports qu’ils entretiennent avec leurs objets. Deuxièmement, la science représente à mes yeux une autorité incontestable dans notre société. Je la rattache à ce type de pouvoir, donc.

X: Dans Rire il n'y a pas beaucoup d'appropriation?

A: Si. Là, il faut que je devienne autobiographique. J'étais la fille qui rit, et il y a une certaine performativité de la féminité qui détermine un type de rire féminin, que dès que tu as un problème, « hihihi » et tout va bien. C’est une arme de résistance en même temps, mais on n’est pas prise au sérieux. Ce rire signale: « je ne suis qu'une petite femme bête et charmante ». Il signale l’inoffensivité – et par ce biais, il peut servir d’arme de protection ou de ruse. Mais je voulais être pris(e) au sérieux et donc j'ai commencé à me coller des moustaches. Avec le mastix (colle à moustaches) tu ne peux plus rire, sinon la moustache se détache. C’était donc un outil, une prothèse pour arrêter de rire. Ce projet est une réappropriation d'une féminité riante. Mon apparence reste masculine, mais je me réapproprie mes anciens rires. Dans ce sens-là. Je me réapproprie les rires anciens de la fille qui rit que j’étais, de la performativité de ce certain rire féminin. Je copie les rires d’autres, jusqu’à me les approprier entièrement, jusqu’à les laisser prendre possession de mon identité, à devenir un(e) autre. Anselm Franke cite Walter Benjamin sur le mimétisme: "c’est la faculté de traverser la frontière la plus bizarre de tout qui soit dont il s’agit là, la frontière entre le soi et le monde. Le mimétisme" -- et j'ajouterais 'l’appropriation' -- "permet de dénaturaliser les relations imposées et légitimées par l’autorité."(10) D’ailleurs, pour beaucoup d'hommes le rire est très difficile. Ils commencent à tousser, le rire se transforme. Il y a une interdiction.

X : Comme pour toutes les émotions. L'homme masculin n'a pas d'émotions. Il en a mais c'est signe de faiblesse. Le moins il en a, le plus homme il est. [...]

A : Dans Holding hands, il s’agit de la méthode d’expression des sentiments sans les éprouver. Et dans Un après-midi, c’est la même méthode sauf que les interprètes ne savent pas qu’ils sont en train de jouer des émotions. Ce qui créé des choses bizarres. Dès que tu nommes la chose, tu la performes différemment.

X : Dans Holding Hands, il s’agit de reconstruire un rôle à partir de différents éléments qui le constituent.

A : Un après-midi est aussi basé sur la déconstruction / reconstruction mais les strates sont décalées. Avec Rire, je m’éloigne un peu de ces questions, il s’agit plutôt d’une construction à partir du matériau, comme mouvement émotionnel disons, mouvement chorégraphique de l’émotion, en tant que matériau lui-même.

X : Dans Rire, par rapport aux deux autres pièces, il n’y a pas d’événement (ou situation) préexistant ; dans Holding Hands l’air de la Callas donne les informations à partir desquelles sont retranscrits vos mouvements, dans Un après-midi c’est aussi le cas avec les romans-photos qui sont repris pour faire les combinaisons d’interprétation. Il y a donc pour ces deux pièces quelque chose de préexistant et réécrit. Pour Rire, le procédé semble différent : une chose est écrite pour toi et tu l’interprètes. Mais les partitions que tu demandes ne se basent pas forcément sur une scène ou une situation pré-éxistante. Cette stratégie n’implique pas nécessairement la déconstruction d’une situation avant de reconstruire les actions de la pièce.

A : Il y en a sûrement une dans la (ré)appropriation de mon propre rire ainsi que d’autres rires que le mien, ou de voix et comportements d’animaux anthropomorphiques. Il y en a une, on pourrait dire, aussi dans la structure de la pièce qui déconstruit Antonia Baehr, au travers du regard des autres sur elle. Mais effectivement, je crois qu’avec Holding Hands et Un après-midi, j’avais besoin de faire un travail de passoire d’abord, de décortication, afin de faire connaissance avec des matériaux en quelque sorte, et que désormais je tends à travailler directement avec le matériau pour construire.

X : Penses-tu avoir traversé une période caractérisée par ce besoin-là ? Penses-tu maintenant qu’il te faut croire qu’on peut créer, qu’on peut inventer des choses à partir de rien? Les méthodes des deux premières pièces soutiendraient la théorie selon laquelle créer consiste à recombiner des éléments préexistants.

A : Je ne crois pas que désormais nous puissions créer des choses, partir d’une tabula rasa. C’est comme s’il y avait eu une période durant laquelle nous avions besoin de faire un travail d’analyse, afin de voir les choses sous un autre angle. A partir de là nous pouvons recombiner les résultats, s’en servir, ou composer avec, de façon plus libre. Et en même temps aujourd’hui, nous nous entourons d’images et de sources de référence en permanence. Nous avons YouTube, Wikipédia, etc., auxquels nous nous référons, nous n’avons plus besoin de choisir une seule source de référence, un seul matériau à déconstruire, nous en utilisons une multitude que nous éclairons et vampirisons de maintes façons. Je pense que la tabula est tellement pleine, que nous n’avons plus besoin de souligner que nous n’inventons rien.

Notes

(1) Holding hands, spectacle en duo d’Antonia Baehr, avec William Wheeler et Antonia Baehr, Production: Wheeler/Baehr et Podewil Berlin, 2000/2001 Durée: 35 min. A : Xavier, puisque tu as vu Holding Hands, pourrais-tu décrire ce spectacle pour quelqu'un qui ne l'aurait pas vu ? X : Dans Holding Hands il y a deux performeurs, William Wheeler et toi, qui arrivent sur scène en se tenant par la main. Ils se mettent au centre de la scène, face au public. Ils se tiennent la main pendant toute la durée du spectacle. Ils font des minis mouvements, que je vois surtout sur leur visage, les têtes se penchent légèrement en avant, se tournent vers la droite, le regard se dirige vers un point lointain puis revient regarder vers les pieds, les bouches s’entrouvrent un peu etc... Les deux interprètes font des sortes d’expressions du visage de façon synchrone, avec des moments légèrement décalés, mais dans l’ensemble ils font la même chose. Les clignements des yeux ne semblent pas synchrones. Toute la première partie de la pièce est jouée sur ce mode. Il y a un moment où j’ai reconnu les actions comme étant une scène de salut. Parfois il est possible de remarquer des respirations plus ou moins grandes. Ensuite l’un des deux interprètes met en route un lecteur CD qui est posé à ses pieds. Nous entendons alors des applaudissements. J’ai eu l’impression de revoir la scène des saluts avec applaudissements mais avec le son. Plus tard nous pouvons remarquer les mêmes mouvements que la première partie et puis nous entendons Maria Callas qui chante. Dans la première partie je me suis demandé comment les deux interprètes, dans le silence, arrivent à faire la même chose. Quelle est la technique ? Il y en a forcément une qui a été mise au point. Dans la partie avec le son, j’ai commencé à me dire alors que les interprètes dansent sur la musique, la musique est l’élément que tout le monde partage, la chose qui vous permet d’être à l’unisson. Les interprètes jouent un playback. A un moment ils arrêtent de faire la même chose, comme si chacun interprètait comme il le voulait. Je me suis alors demandé ce que vous interprétiez avant. Avant ce n’était pas votre façon qui attirait mon attention mais l’écriture des mouvements sur la musique. La pièce fonctionne sur ce mode de réception décalée, lorsqu’un nouvel élément d’interprétation arrive, il induit le souvenir de ce qui était interprété avant. Ensuite la musique se termine, il y a les applaudissements, les deux interprètes quittent la scène en se tenant toujours la main.

(2) Un après-midi, pour quatre interprètes d’après : Claude Debussy, Prélude à l´après-midi d´un faune, John Cage, Solo for Voice 3, Jamie Lidell, Taught to box, Stefan Pente, 4 Farben, LISSY Nr.8/01, photo-roman - Auf den Hund gekommen, BRAVO Nr.8/02 Foto-Love Story Extra Ecriture : Henry Wilt (version remix d’après la version d’Antonia Baehr) Musiques : Jamie Lidell, Taught to box, Antonia Baehr, Mein Zimmer Mix Texte du dialogue : Werner Hirsch, extrait du film Kings & Disasters Présentation : Antonia Baehr Collaboration : Ulrike Melzwig, William Wheeler Production : make up productions, Podewil Berlin, Ausland- Berlin, 2003 Durée : 32 min. A : Xavier, puisque tu as vu Un après-midi, pourrais-tu décrire ce spectacle pour quelqu'un qui ne l'aurait pas vu ? X : Un après-midi est présentée dans un espace dans lequel les spectateurs entrent et s’assoient en face d’une scène, un espace blanc, pas transformé à l’exception d’un paravent au milieu qui partage l’espace en deux, et des marques au sol de différentes couleurs. Une annonce est faite par toi, disant que les interprètes n’ont pas répété, et que les spectateurs sont amenés à témoigner de ce qu’ils vont voir comme les interprètes vont témoigner de la partition. Et qu’il y aura une discussion avec les interprètes. (La discussion et le fait de montrer les partitions fait partie intégrale du projet.) Après que tu ais dit ça, tu disparais et quatre interprètes, des femmes habillées (cross-dressed) en homme entrent et se placent sur quatre des marques au sol. Chaque interprète a des écouteurs dans les oreilles, on voit cela, et se met à bouger selon ce qu’il entend a priori. Ils effectuent des mouvements qui sont pour la plupart sur place. Il y a de très rares moments où un interprète va à un autre endroit dans l’espace. Ça arrive quatre ou cinq fois dans la pièce. On les voit prendre différentes postures, successivement sans jamais s’arrêter. Il n’y a pas d’immobilité gelée, parfois on les sent en difficulté, parfois on ne sait pas si ce qu’ils exécutent est difficile à comprendre ou à faire. Ils sont reliés deux par deux, mais on comprend, on suit des décalages, les questions / réponses ne se font pas comme on pourrait les projeter. On est donc sans cesse en train de configurer et reconfigurer les relations entre les différents interprètes, jusqu’à la fin. A : D’ailleurs, après avoir vu Un après-midi une première fois à sa première (car tu as vu quatre versions en tout je crois), tu as été toi-même interprète. X : Oui, après l’avoir vu j’avais un énorme désir de l’interpréter.

(3) Plays, Gertrude Stein, 1934

(4) Images vidéo de l’aexpérience réalisée à Bologne dans le cadre du festival F.I.S.Co à Raum, avril 2008.

(5) Silke Kipper and Dietmar Todt, « The Sound of Laughter: Recent Concepts and Findings in Research into Laughter Vocalizations », in: The Anatomy of Laughter, edited by Toby Garfitt, Edith McMorran and Jane Taylor, Leganda: Studies in Comparative Litterature 8, Modern Humanities Research Association and Maney Publishing, 2005

(6) Voir la note 2

(7) Susana Bloch, Pedro Orthous and Guy Santibanez, « Effector Patterns of Basic Emotions: A psychophysiological method for training actors », in: Acting (re) Considered, edited by Phillip B. Zarrilli, London/New York, 1995

(8) Charles Darwin, The Expression of the Emotion in Man and Animal, 1872

(9) William James, What Is an Emotion?, 1884

(10) Walter Benjamin, « Über das mimetische Vermögen » (1933), cité par Anselm Francke dans l'exposition Mimetism à ExtraCity, Anvers 2008.