Antonia Baehr, William Wheeler: holding hands. Without you I am nothing

Questions d'artistes Sep 2011French
Questions d'artistes, no. 2, sept-dec 2011, pp. 56-61

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Holding Hands

Yvane Chapuis (YC): Holding Hands que vous avez réalisé il y a déjà quelques années, que vous nterprétez aux côtés de William Wheeler et que vous présentez au Collège des Bernardins est une chorégraphie du visage, tout comme votre dernière pièce, Four Faces. Pourquoi vous concentrez-vous ainsi sur le visage ?

 Antonia Baehr (AB): La construction de soi est au centre de mon travail. «Qui suis-je par rapport à I'autre? ›› est une question qui m'intéresse particulièrement. Le titre de la pièce de William Wheeler que nous présentons en regard de Holding Hands est Without you, I am nothing: «Sans toi, je ne suis rien ››... Je suis arrivée au visage parce que c'est une partie spécifique du corps où la relation à l'autre se joue particulièrement. Personnellement, quand je suis en face de quelqu'un, je regarde d'abord son visage.
                 Le visage m'intéresse en tant que paysage. Ce qui m'intéresse dans la notion de paysage, c'est la façon dont on le regarde, comment le soi se positionne par rapport au paysage, comment le regard circule, comment les éléments qui le composent sont mis en relation parle regard, sans rapport de linéarité. Nous composons, nous créons le paysage àtravers notre propre regard. Le paysage est quelque chose en dehors de moi-même que je peux contempler. Gertrude Stein en parle;  son idéal de théâtre est celui où l'on ne raconte plus d'histoires, c'est un lieu d'expression des émotions sans décalage de temps entre ce qui se joue sur scène et ce qui se passe dans le public. Et elle se propose de réaliser un theater où les émotions sont simultanées de part et d'autre du quatrième mur. Elle imagine en fait une alternative à la catharsis, au modèle d'Aristote. Pour cela elle casse la narration. Elle propose des tableaux en définitive. Avec elle le théâtre n'est plus le lieu d'un récit héroïque ni celui d'un drame humain. Ce qu'elle poursuit c'est le quotidian et entreprend une démystification de l'art. Pour ma part, je me concentre sur la situation qu'organise le théâtre. Nous allons au théâtre, nous sommes assis là pour de bon, je travaille à partir delà, de cet ici et maintenant, de cette factualité des corps, de la présence. C'est ça le sujet de Pexpérience. C'est ce quej'ai essayé de mettre à l'épreuve avec la trilogie inaugurée avec Holding Hands. Si j'ai abordé le visage comme surface possible d'expression des émotions avec cette première pièce, dans Four faces queje viens de réaliser je l'ai creusé comme présence.

 

YC : Comment avez-vous construit la partition ?

 AB: Je voulais performer des émotions. Nous nous sommes très vite aperçus que l’expressionnisme ne présentait pas d'intérêt parce qu'il faisait immédiatement surgir la question de la véracité de la représentation, ce qui n'était pas l'objet de notre recherche et de notre réflexion. Des  mouvements infimes dans le corps et le visage permettaient de se débarrasser de ce problème. Nous avons  par hasard vu le film de Maria Callas interprétant Tu che le vanità de Verdi. Le Iibretto est très clair, c'est une succession d'émotions. Nous avions la partition d'une certaine manière. Nous avons supprimé la musique et le chant pour ne garder que les expressions de son visage. Nous avons en fait tenté d'appliquer àla lettre ce que propose Gertrude Stein, pourtenter d'observer ce qui se passe si nous enlevons l'histoire. C'est un essai ou un protocol expérimental, qui consiste à réduire les éléments constitutifs du theater pour tenter d'apprendre sur la vie. Je voulais voir quelque chose qui soit similaire à ce qui se passe dans le public, à ce que je vois dans l'autre. J'ai pris des cours d'actrice basés sur la méthode de Stanislavski. C'est une méthode de représentation réaliste. Mais elle repose sur une recherché d'états. Ce qui est impossible à mettre en partition et ne nous permettait pas de fait de créer l'unisson que nous recherchions. Nous avons découvert la méthode de Susana Bloch (Alba Emoting) qui permet de représenter les émotions à partir du mouvement -postures, muscles du visage, intensités et structures de la respiration.

 

YC : Quelle est la function de I'unisson ?

 AB: Cela permet au spectateur de voir qu'il y a composition, qu'il n'est pas en face de «rien ››, de  deux personnes qui sont juste là se tenant parla main, debout en face de lui, qui ne bougent pas de leur place et ne font rien. Au delà de cela, l'unisson de ces deux visages ouvre tout un champ narratif, qui est aussi celui de l'amitié qui me lie à William Wheeler, nos etudes communes à Chicago, notre retour à Berlin, nos collaborations.

 

YC: Holding Hands dont vous êtes I'auteur est présenté en regard de Without you, I am nothing que signe William Wheeler. Une pièce peut à plusieurs égards apparaître comme la face cachéede l'autre. Comment l'une s'est élaborée à l'égard de l'autre, comment avez-vous travaillé ?

 AB: Ce sont des pièces que nous avons créées à Berlin après notre formation à Chicago. Le modèle qui nous était alors présenté à Chicago était le collectif. Il s'agissait de casser l'organisation pyramidale du travail scénique (d'en faire la critique) et d'en proposer une alternative. Mais cela ne nous correspondait pas. Nous voulions être auteur. Nous avons donc décidé de nous mettre tour à tour au service de l'autre. Nous avions déjà réalisé deux pièces sur ce principe. Concrètement, nous nous consacrions au projet de l'autre un jour sur deux et inversement. Ce principe s'est avéré très riche, autant en tant que modèle politique que par expérience. On apprend beaucoup de l'autre parla permutation de position et de responsabilité qu'il propose. Ainsi, nous travaillions toujours ensemble, c'est ce qui explique leur proximité, le fait qu'eIles soient liées.

 

YC :Vous évoquiez précédemment la contemplation-s'extraire et regarder - est-ce une attitude ou un positionnement que vous recherchez ?

 AB: Ce qui m'intéresse c'est la séparation entre soi et I'autre, qui est culturelle. Cela a à voir avec le féminisme, avec la construction du corps feminine en tant qu'objet. Il s'agit d'essayer de comprendre en observant, en faisant des petites expériences, comme si le théâtre était un laboratoire. Je voulais aussi proposer quelque chose dans ce monde où nous faisons toujours trois choses en même temps, connectés à plusieurs machines. Je voulais nous remettre dans une situation où le face-à-face n'est pas nécessairement le lieu d'un échange de paroles, pour voir si cette communication est encore là. C'est une question éthique. Il s'agit de ne pas oublier que l'autre est là. Comment le face-à-face est-il progressivement et radicalement en train dechanger de statut avec la présence croissante de machines dans nos modes de communication ?

 

YC: Dans son Éthique, Lévinas place précisément le visage au cœur de la question dela responsabilité.
       Cette volonté d'être ensemble sans parole est-elle pourvous le signe d'une forme de scepticisme à l'égard de son usage ?

 AB: Disons que si je suis auteur de  mes expressions de visage, il y a toujours un malentendu, que la parole sert souvent à rattraper. C'est cet espace de malentendu que je voudrais pénétrer. Certes, Ia parole aussi possède un espace de malentendu, mais c'en est encore un autre.

 

YC: Vous avez une formation en arts plastiques et visuels, or vous œuvrez dans le champ du théâtre et de la danse. Qu'est-ce qui vous a conduit à bifurquer?

 AB: J'ai toujours voulu faire du théâtre, mais il n'y avait pas d'endroit où l'étudier, à moins de le faire sur le tas en commençant par servir le café comme doit le faire tout stagiaire, et gravir les échelons progressivement. J'ai pensé qu'étudier avec Valie Export à la Hochschule der Künste de Berlin pouvait m'intéresser. Et c'était génial ! Elle était contre tout ce qui renvoyait au théâtre bourgeois. Elle ne pouvait pas le supporter. ll était impossible d'emp|oyer le terme de «costume›› par exemple. ll fallait dire <<vêtement spécifique>>. Un public assis face à une scène aussi était impossible pour elle, parce que ça correspondait au modèle dont il fallait se défaire. Répéter une pièce également était impossible, parce que cela en fait un objet. L'Actionnisme dont elle a activement fait partie était une façon d'echapper à l'objet, au marché.

 

YC: À l'inverse vous recourez à la répétition, vous y recourez meme beaucoup. Elle vous permet de travailler Ie détail. Elle accompagne votre recherche de précision. Le costume est aussi une chose que vous affectionnez particulièrement, sur scène comme hors de la scène d'ailIeurs. Et vous ne fuyez pas particulièrement le rapport de frontalité. N'avez-vous donc rien retenu de son  enseignement et des idées qui l’animaient?

 AB: Pour Valie Export comme pour de nombreux artistes de sa generation probablement, la résistance passé parla libération, autrement dit la table rase pour l'avènement d'un monde nouveau. Je simplifie bien entendu. Or nous le savons, depuis Foucault particulièrement, ce champ libre n'existe pas. L'émancipation ne peut avoir lieu qu'a I interieur des systemes d exercice du pouvoir, aussi complexes et diffus soient-ils. Approprions-nous les, qu'il s'agisse du genre masculin, du théâtre bourgeois ou de tout autre chose. Allons au cœur, faisons apparaître les mécanismes, travestissons- les. Dans Holding Hands, le quatrième mur devient presque un miroir. Tout se passe comme si nous performions le public. Dans l'appropriation il y a fétichisme et subversion. Je ne dirais pas que je ne suis pas un homme, mais il m'arrive de passer pour un homme. Je passe pour une chorégraphe aussi. Là, dans cet entretien, je suis en train de passer pour Antonia Baehr. Je ne suis pas vraiment Antonia Baehr.

 

YC: Mais «passer pour›› n'est-ce pas tricher?

 AB: C'est tricher si l'on suppose que la vérité, l'originaI, nous est extérieure, qu'il existe un «vrai original ››. (Enfin, c'est plutôt avec ces mots-là que je le dirais...).

 

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Without you, I am nothing

 

YC: Comment décririez-vous Without you, l am nothing que vous présenterez au Collège des Bernardinsen deuxième partie de Holding Hands que signe Antonia Baehr?

 William Wheeler (WW): Without you, I am nothing est un récital musical solo, mais le soliste est en fait composé de deux interprètes, Antonia Baehr et moi-même. Avant que la soprano ne se lève pour chanter, elle se détend elle-même ainsi que le public avec une histoire, la fiction d'un musicien virtuose qui peut hypnotiser les auditeurs. L'histoire racontée agit comme une sorte de mise en confiance auto-suggestive - c'est une méthode que bien des musiciens de jazz ou de classique utilisent pour combattre la nervosité et détendre leur jeu. (D'autres musiciens prennent des beta blockers, des psychotropes, pour atteindre le meme but.). Après ce monologue narratif, l'autre moitié de la soliste entre sur scène et dote la soprano du son d'une voix en utilisant un thérémin, un instrument musical électronique. Le thérémin est le son, et il y a aussi le corps de la chanteuse. D'une certaine manière comme dans Holding Hands, (les deux pièces sont telles des sœurs), Without you, I am nothing est une démonstration de deux performeurs formant un tout interdépendant. La formule de Without you, I am nothing pourrait être: 1 divisé par 2 égal 1 . La pièce progresse de l’individualité à l’intersubjectivité en passant par la collaboration, ce qui correspond en fait à la manière dont de nombreuses relations de travail se déploient. Je pourrais aussi dire que la pièce est comme une reaction chimique où le résultat est la soprano et le thérémin est le catalyseur.

 

YC: Comment cette pièce s'articule avec le reste de votre travail ?

 WW: Une chose qu'elle a en commun avec le reste de mon travail qui peut aussi se formaliser à travers des films, des vidéos et des dessins, est qu'elle met en scène un personnage fantasmatique -figure, genre, vie et corps. Le désir est toujours un grand sujet, c'est un besoin profond d'atteindre quelque chose de flou, de projeté; quelque chose qui n'existe que dans notre imagination. L'objet inatteignable: devenir quelqu'un que dans notre vie quotidienne nous ne sommes pas. Parfois le travail consiste à tenter de manière critique d'incarner une identité inatteignable, ou de cadrer de manière critique ce vouloir-là. D'autres fois, il s'agit de questionner la vérité que notre culture donne à la corporéité, aux corps et aux identités. L'échec est aussi un aspect important, car on ne peut rien atteindre totalement et définitivement- ou, autrement dit, on ne peut que marcher sur un fil invisible entre différents états d'existence, sans être vraiment quelque chose que notre culture aurait préalablement define pour nous. Alors, le fantasme, qui peut être décrit comme une façon de se parer, joue toujours un rôle important.

 

YC: Vous comparez les deux pieces  à des sœurs telles deux formes d'une même recherche qui concerne le rapport à l'aItérité. Quand on voit apparaître cette cantatrice dans votre pièce et que l'on apprend que la partition de celle d'Antonia Baehr a 60été réalisée à partir des mouvements du visage de Maria Callas, on peut aussi penser qu'une pièce est la face cachée de I'autre. Quel a été le processus d'éIaboration ?

 WW: D'une certaine manière les deux pièces sont des extensions différentes de Tu che le vanità, un air de Don Carlo, l'opéra de Verdi que chante Maria Callas. Je voulais interpreter l'air sur un thérémin et voir une diva prendre vie en combinant son personnage et une fausse voix qui pourrait être celle d'une drag queen à I'ancienne. J'ai appris à jouer l'air comme n'importe quel musicien l'aurait fait. J'ai suivi une master class avec Lydia Kavina, la petite fille de I'inventeur du thérémin et la théréministe sans doute la plus reconnue dans le monde. Elle m'a dit quej'avais trop de vibrato. J'en avais trop parce que j'imitais une voix de bel canto, je ne me considérais pas comme un théréministe. Je pense qu'elle trouvait cela niais. La pièce est aussi issue de nos vies quand nous avons aménagé à Berlin. À cette époque Antonia et moi commencions à performer en tant que travestis dans différents clubs gays. Faire des numéros travestis était la face cachée de notre pratique théâtrale. J'ai compris que cette pratique était une grande source d'inspiration qui valait la peine d'être réinjectée dans notre théâtre.

 

YC: Nous publions ici un croquis que vous avez realize en regard de Without you, l am nothing. Pourriez-vous nous donner quelques informations sur l'extrait de texte qui l'accompagne ?

 WW: C'est un extrait de The Queen 's Throat: Opera, Homosexuality, and the Mystery of Desire dans lequel l'auteur, Wayne Koestenbaum, universitaire américain, analyse la figure de la diva à travers des questions qui concernent la sexualité queer, le désir, |'identité homosexuelle, la dichotomie entre langage et musique, etc. Ce livre a été une source d'inspiration importante pour la pièce. Il écrit la diva comme une sorte de corps personnalité/esprit révolutionnaire et une sorte de drag queen pour qui l'usage de la robe est un camouflage. ll écrit que la robe du soir lui permet de passer pour une aristocrate. La diva n'est pas ce qu'elle agit sur scène et est révolutionnaire parce qu'elle «prétend à la royauté, et à tout moment son illusion pourrait être brisée. C'est une reine de carnaval, la reine d”un jour, une femme ordinaire ayant |'indulgence de se travestir avec précision en reine. ››

 

YC : Si un enfant vous demandait quell est votre métier, que lui répondriez vous?

 WW: C'est drôle, car aucun enfant ne m'a jamais posé cette question, en revanche, les adultes la posent constamment. Ce que je réponds aux adultes ressemble à ce que je dirais à un enfant: je suis une créature à plusieurs têtes, ou une Mehrzweigkreatur en allemand (une créature à plusieurs bras); et mon travail consiste en ce que des créatures à plusieurs têtes et plusieurs bras font: de nombreuses choses, comme traduire entre les têtes et s'assurer que chaque tête ait assez de temps pour piloter les activités du corps et dans le même temps que chaque bras reste fort et ne soit pas atrophié, pour pouvoirfaire toutes les choses que je veux faire. D'accord, parfois, je laisse aller un bras ou une tête ; ou ils s'affaib|issent naturellement parce que je ne veux plus les intégrer dans ma vie. Ils s'endorment un temps ou disparaissent. Les têtes s'informent mutuellement tout le temps, et les bras soutiennent celui qui ne peut agir seul. Par exemple, ma tête-traductrice soutient quand j'écris et ma tête-filmeuse aide quand je dessine ou suis sur scène.