Dramaturgie

Entretenir 2002
Entretenir. A propos d'une danse contemporaine, Paris/Dijon: 2002, pp. 156-7

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Le métier de dramaturge en danse est à la fois rare et un peu fictif: le dramaturge est parfois celui qui prépare une pièce par un travail de documentation et de réflexion sur les enjeux du spectacle, il est aussi celui qui vient ordonner des séquences de danse composées par le chorégraphe et les interprètes ou bien l'assistant présenta toutes les répétitions qui prend note de la dérive des enjeux de départ. Il peut être également le premier spectateur dont les remarques permettent d'activer le travail. Quand Angèle Le Grand, par exemple (qui n'est pourtant pas présente lors des répétitions), joue le rôle de l'"œil extérieur" a la fin du travail sur Con forts fleuve, elle vient signaler l'écart entre ce qu'elle voit et les intentions initiales, elle dit aussi parfois ce que tout le monde pense sans qu'on arrive à le formuler, ou dire que c'est le moment de changer quelque chose dans le processus. En fait, dans la pratique, cette fonction peut être prise par différentes personnes à des moments divers, ce peut être un danseur, un ami, l'éclairagiste, etc.

En Belgique et en Allemagne, la situation est parfois différente puisqu'un dramaturge peut être attaché à un théâtre. Il conçoit la dramaturgie d'une saison, il a presque, dans ce cas, une fonction de programmateur et mène la dramaturgie des spectacles qu'il programme. S'il est d'usage en Belgique, dans certaines compagnies de danse contemporaine, d'avoir recours à un dramaturge, en France, on préfère parler d'assistanat : dans les années 1980, cette fonction était dévalorisée au profit de l'artiste-chorégraphe-auteur tout puissant, dont le travail se faisait souvent dans l'immédiateté de l'émotion et de l'instant. En tant qu'interprète, l'assistant m'apparaissait comme le "préservatif" entre le chorégraphe et le danseur, il avait une fonction protectrice, stérilisante et étanche en quelque sorte, l'assistant est dans ce cas le répétiteur, l'enfant illégitime du maître de ballet qui fait répéter les danseurs quand le chorégraphe a mieux a faire et qui vérifie si le travail est bien fait.

Je n'ai pas eu besoin, jusqu'à présent, de dramaturge ou d'assistant au moment de la préparation des projets, de la réflexion sur leurs enjeux, sur les modes spécifiques de travail, les rapports à l'espace sonore, aux lumières, etc. Il n'est besoin de personne pour assurer le sens de l'extérieur, pour aider à l'agencement de morceaux de danse épars. Je crois que je ne sais pas "chorégraphier" pour un ou plusieurs corps, c'est-a-dire dessiner et écrire dans l'espace le mouvement du corps. Je me suis attaché a nouer une dramaturgie au corps lui-même, à être du côté de la dramaturgie et de l'expérience de danse, plus que du côté du "chorégraphique" (même si je garde le mot). En d'autres termes, le "chorégraphique" est déplacé a proximité d'une dramaturgie interne aux corps eux-mêmes, il s'articule à l'ensemble du phénomène spectaculaire.

Au sein du champ théâtral même, après la mort de Bertolt Brecht, la fonction de dramaturge était déjà largement critiquée par Antoine Vitez, entre autres, qui refusait ce "flic à la pensée sûre qui garantit l'idéologie, qui contrôle". C'est un sens pauvre, voire violent de la dramaturgie, du point de vue de l'acteur comme de celui du danseur. Il y a un entre-deux à trouver entre le fait de travailler avec quelqu'un qui ne serait là que pour fermer le sens, pour cerner le projet et le mettre sur des rails, et le fait de ne travailler avec personne. La dramaturgie se pense au cœur même de l'œuvre, ce n'est pas l'action d'une grande flèche qui viendrait s'imposer de force sur un dessin chorégraphique en vue de lui donner son orientation. Le choix dramaturgique change les qualités du geste, et vice-versa. Peut-être rêve-t-on démesurément d'un mouvement contenant en lui-même sa propre dramaturgie ? Des liaisons complexes peuvent-elles se tisser entre la dramaturgie globale qui organise l'espace et le temps du spectacle, et celle qui travaille à même le geste dansé? Cette dramaturgie s'ordonnerait-elle à partir des dynamiques propres au mouvement des corps pour en amplifier les effets ou pour les contrarier?

Pour certains, la dramaturgie est d'abord une musicalité. C'est une proposition très forte que ce phrasé musical à l'échelle d'un spectacle. Le problème survient lorsqu'on cherche désespérément ce phrasé en agençant des séquences. En tant que spectateur, on perçoit alors essentiellement cet agencement qui s'attache a trouver un phrase global, tant bien que mal, parce qu'il n'était pas pensé au départ. Le souci ne se résout in fine que par rafistolage de dernière minute, et cela peut parfois fonctionner. Mais je ne travaille pas de cette manière.