Un novateur de la danse

Maurice Béjart

Les Beaux-Arts 3 Oct 1958French

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Contextual note
With the article, a photograph of the descent into hell on a rope ladder from Béjart's "Orphée" was reprinted.

Il y a quelques années – en septembre 1955, si nos souvenirs sont exacts – l’art de la danse prit un tour nouveau dont on n’a pas encore cessé de parler dans le monde entier. Ce jour-là, un jeune danseur et choréauteur, Maurice Béjart, révélait à Paris un ballet d’un genre inusité : La Symphonie pour un homme seul.

Cette œuvre n’avait pas manqué de déclencher une vive polémique entre partisans et adversaires, comme c’est toujours le cas des ouvrages d’une certaine qualité; personne, en tout cas, n’était resté indifférent.

Abandonnant résolument le romantisme et les « figures » du ballet académique, adversaire du charme lénifiant d’une musique à bon marché que l’on fredonne après coup, Maurice Béjart prenait la suite de tous les novateurs depuis Balanchine; sans timidité, il renouvelait l’effort, injectait à la danse un considérable apport d’érotisme, une vertu plastique augmentée, une expression symbolique altérée et moins conventionnelle, tout en sachant garder une rigueur classique du mouvement. En outre, il commençait à utiliser la musique concrète comme support à la fois moins envahissant et mieux accordé à ses thèmes. Du coup, le nom de Maurice Béjart était consacré.

Cette Symphonie pour un homme seul, nous la verrons à Bruxelles le 5 octobre, avec ses deux créateurs, Maurice Béjart et Michèle Seigneuret, auxquels se joindront d’autres danseurs du Ballet-Théâtre de Paris (direction Béjart et Pimentel). La représentation en sera donnée au Grand Auditorium de l’Exposition, à l’occasion des Journées internationales de Musique expérimentale, en même temps que trois autres ballets de Béjart, non moins remarquables : Haut Voltage, Arcane II, et La Voix dont ce sera la première représentation à Bruxelles.

La Symphonie pour un homme seul est avant tout l’expression profondément humaine, et parfois déchirante de l’angoisse. Au siècle de Sartre, de Camus, de Gabriel Marcel et de l’existentialisme triomphant, rien n’est plus équivalent aux préoccupations intellectuelles des hommes. Dans un grand dépouillement d’accessoires, sur une musique concrète de Pierre Henry et Pierre Schaeffer, Béjart a traduit le rythme du cœur humain dans la solitude des clameurs de la foule.

Haut voltage, sur un argument plus mélodramatique de Pierre Rhallys, est une histoire d’amour et de mort qui sait, cependant, conserver toute son originalité.

Arcane II et La Voix, ballets également dansés sur des musiques concrètes, celui-là en pas de trois, celui-ci par un unique personnage.

Cette soirée, déjà chargée, ne permettra pas à Béjart de présenter à Bruxelles sa dernière création : Orphée. Aussi avons-nous été la voir à Liège tout récemment.

D’une inspiration qui, assez paradoxalement, tantôt dépasse et tantôt n’atteint pas le niveau de La Symphonie pour un homme seul, cet Orphée ajoute encore à la recherche dont Béjart a tout le mérite. Huit tableaux successifs sont inégalement réussis du point de vue chorégraphique. Le premier, qui veut exprimer la douleur d’Orphée seul, nous a semblé hésitant, sans économie dans le détail de l’écriture. Mais très rapidement l’intention s’affermit, les gestes inutiles se font plus rares au profit d’une expressivité plus soutenue, plus sensuelle. A cet égard, le troisième tableau, sur un rythme obsédant, crée la plus vive émotion. Le quatrième tableau pourrait se qualifier de « ballet engagé » à l’instar de la littérature engagée ; il s’élève avec une force inouïe et beaucoup d’intensité contre l’injustice des guerres et le sacrifice d’une jeunesse si belle dans l’amour et si laide dans la guerre.

La place nous manque pour analyser comme il le faudrait ces huit actes successifs, dont le dernier (sur une psalmodie scandée en grec) prend l’allure d’un message elliptique d’espoir et de détresse. Nous y reviendrons à l’occasion d’une prochaine présentation d’Orphée en Belgique. Mais ajoutons cependant que les huit décors et le manteau d’Arlequin de Rudolf Küfner touchent à la perfection ; ils sont saisissants sans jamais écraser l’action et créent, pour chaque tableau, une atmosphère lourde à souhait. L’idée d’un dispositif scénique suspendu pour la mort et pour la transfiguration ne manque pas d’ingéniosité.

Quant à la musique concrète de Pierre Henry, elle a pour but d’épouser très exactement chaque intention dansée; elle y réussit sans jamais choquer l’oreille. Par contre, les intermèdes parlés, surtout ceux qui sont exprimés sur scène, pourraient utilement être supprimés.

Maurice Béjart vient donc de prouver que son éclat d’il y a quelques années n’avait rien d’un feu de paille et qu’il demeure à la tête d’un mouvement créateur.