L’exposition en soixante spectacles

La Revue Générale Belge 1 Jan 1958French

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Contextual note
La Revue Générale Belge was a Belgian monthly magazine of general cultural interest. The article by Sion appeared in a special issue with a number of reviews on artistic or ideological aspects of the World's Fair.

(p14-16)

Les orgues humaines de l’Armée Rouge évoquent la steppe; Lysistrata appelle en allemand les femmes d’Athènes au plus insolite des sacrifices patriotiques; Hamlet rêve, en uniforme de hussard, sur la terrasse d’Elseneur; quelques danseurs chinois font serpenter deux dragons de feu à travers la nuit; Maria Golovine chante en anglais une histoire cosmopolite sur un air italien; Arlequin se prodigue à servir deux maîtres; Inès de Castro tremble d’écouter la mortelle confidence de Ferrante; Méphistophélès ironise selon Goethe et sans Gounod; Giselle meurt de trop danser; Suzanne exhale sous les marronniers sa roucoulante impatience; Nora Kaye mime la plaidoirie d’une criminelle; Christophe Colomb navigue vers l’Amérique sur les flots harmonieux de Charles Bertin, puis sur l’océan fourmillant de Claudel; la Belle au bois dormant se hisse sur les pointes pour demander une rose; les Partisans de Moïsséev semblent galoper sur vingt mètres d’estrade; Floria Tosca raconte, par une des plus belles voix d’aujourd’hui, qu’elle a vécu d’art et d’amour; Popov se promène avec son air de garçon qui croit aux fées entre deux farces; les Watusi se cambrent comme d’incomparables sculptures éphémères...

Mille personnages sont entrés dans nos mémoires en soixante galas qui ont déployé le monde. Journées nationales, soirées du Festival organisé parallèlement à l’Exposition, spectacles du Théâtre américain, initiatives diverses ont attiré soir après soir, pendant six mois, des foules fascinées qui on pu comparer le « chant profond » des peuples. Opéra, tragédie ou comédie, ballet, danses folkloriques ont constitué un défilé extraordinairement bigarré, le plus étonnant qu’on ait vu dans ce pays, et peut-être l’un des plus étonnants qui n’aient jamais eu lieu.

Si tout cela n’avait été qu’agréable, nous n’aurions qu’un bilan assez mince : celui de nos divertissements. Il était naturel, certes, qu’une année d’Exposition ne nous marchandât point ceux-ci. Il serait décevant qu’elle n’eût pas été au delà. L’hésitation n’est pas possible : nous sortons fort enrichis de cette parade magnifique, nous aurons pu saisir au passage quelques-unes des plus belles ou des plus parfaites manifestations de la vie artistique internationale, et surtout nous aurons pu étendre des connaissances souvent réservées aux spécialistes ou rectifier celles que déforment nos habitudes.

Ce n’est pas verser dans l’éloge conventionnel de dire que cette « saison » de spectacles appuyait largement le sens que l’Exposition s’était donné. Elle a été, sur son plan, un bilan du monde. Et on ne niera pas qu’elle ait donné le sentiment d’un monde plus humain. Elle a renouvelé, pour d’innombrables spectateurs, le visage de trente peuples; elle a convoqué des styles divers, des civilisations différents. Elle a su éviter généralement l’esprit de compétition pour devenir une confrontation pacifique. Certains pays y engageaient sans doute un considérable effort de prestige, ce qui est assez naturel, mais ils montaient à une tribune où chacun avait, sinon les mêmes moyens, du moins les mêmes droits, les mêmes risques et la même liberté. Ce n’est pas si fréquent qu’on le pense!

Les prospectus, les notices de programme, les conférences de presse peuvent accumuler une publicité plus ou moins orientée – tout resta d’ailleurs modéré – chaque spectateur n’a qu’à puiser dans son libre arbitre pour accepter et discuter; il n’a surtout, qu’à regarder les spectacles. La plus pressante « avant-première », ou la plus sotte, n’a jamais donné de la sonorité à un orchestre, ni de la légèreté à un danseur, ni du style à un comédien.

Les arts scéniques sont merveilleusement exposés. Que la propagande les précède ou les desserve, ils s’engagent quand même sur cet espace irrémédiable et superbe du plateau où ils doivent faire leurs preuves tout seuls. Tout dépend d’eux et d’eux seuls. Il y a là une vérité que les pavillons eux-mêmes n’auraient su conserver, et qui est peut-être unique.

Il y a là, du même coup, une exceptionnelle force de révélation qui suffirait à justifier une aussi complexe entreprise. Il y a là, en outre, un moyen de connaissance à nul autre pareil. On parle beaucoup d’échanges culturels à notre époque. On le fait souvent avec une insistance et une banalité décourageantes: les échanges culturels apparaissent un peu dans les discours officiels comme une marchandise secondaire qui ajoute à toutes les autres une vague estampille de désintéressement.

En réalité, ils sont des voies de communication dignes du plus grand respect et de la plus attentive étude. Beaucoup de peuples vivent dans une proximité spirituelle si multiple que les échanges s’y exercent à l’aise et presque imperceptiblement sous mille formes, mais pour les peuples que séparent la distance géographique ou les divergences politiques, ces échanges sont le seul langage vraiment utile et relativement pur. Par delà les régimes et les ignorances, il sera toujours nécessaire de savoir comment « les autres » se distraient ou s’exaltent, la qualité ou le sens de leurs joies, la couleur de leurs songes...

Le rendez-vous de Belgique aura conduit des Américains aux ballets russes, des Anglais au théâtre allemand, toute une Europe à l’Afrique noire, etc. Qui nierait que quelques centaines de milliers de gens sortent de cette expérience comblés de connaissances plus humaines et plus vastes? Qui nierait que l’affinement de la civilisation et du goût y accomplissent des progrès précieux? Chaque peuple, peu ou prou, s’entoure de frontières spirituelles, et si ce n’est par idéologie, c’est par paresse ou par tradition. Ceux pour qui le monde commence et finit à Paris, à Moscou, à New York ou à Tokio auront pu voir des rideaux se lever comme se lèvent des barrières sur des routes inconnues...

(18-19)

Un regard d’ensemble permet vite quelques observations. La première va de soi pour qui se refuse aux illusions : tout n’a pas été également intéressant. On n’oserait dire que le programme des Coros y Danzas ait été solide et passionnant, que la représentation d’El Teatro de Buenos-Aires ait eu beaucoup d’accent, que les Faux-Nez de Lausanne aient dépassé un modeste niveau, que la Comédie Française – eh oui – ait bien joué La Reine morte, que Carousel ait bien défendu les couleurs de la comédie musicale américaine, que le Nederlands Ballet ou la compagnie du marquis de Cuevas aient fait honneur à leur réputation. La vie théâtrale a, comme le sport, ses glorieuses incertitudes, et tant de surprises ont été si heureuses qu’on se consolait vite des déceptions.

Il faut noter aussi que ce Festival – qu’on nous permette d’employer le mot globalement – aura été surtout un festival d’interprétations. La véritable nouveauté a été plus rare que la tradition. Ce n’est pas encore cette année qu’une vaste manifestation internationale se passera de la Neuvième de Beethoven...

Ici, on reconnaît que le Festival aura été moins audacieux que l’Exposition elle-même. A quelques exceptions près, il nous aura proposé les plus beaux accomplissements des traditions esthétiques. Les découvertes – quelque chose qui eût correspondu avec l’effort architectural du Heysel – ont été limitées à de rares expériences, à des séances spécialisées, à des auditoires restreints.

L’explication en est aisée. Chaque pays, chaque organisme choisissait ce qui le représentait le mieux aux yeux d’un public étendu. Il s’agissait d’atteindre des auditeurs ou des spectateurs cosmopolites, sollicités de toutes parts et dont les goûts se rencontrent plus vite sur le connu que sur l’inconnu. D’autre part, le prestige international d’un spectacle s’accommode mieux du « répertoire », qui offre à ceux qui le servent les plus grandes chances de perfection. Mozart ou Shakespeare, par exemple, restent pour l’Autriche ou l’Angleterre la fleur de leur génie, et aussi l’occasion d’étaler leur excellence.

C’est ainsi que l’Opéra de Vienne a représenté Les Noces de Figaro; la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault, Le Misanthrope; la Scala de Milan, La Tosca et Le Mariage secret; L’Old Vic, Henri VIII et Hamlet; le Piccolo Teatro, le Serviteur de deux Maîtres, Le Ballet du Bolshoï, Le Lac des Cygnes et Giselle; des théâtres allemands, Goethe ou Schiller; l’Opéra de Prague, La Fiancée vendue.

Ne nous en plaignons point, puisque la liste contient des chefs-d’œuvre et que ces spectacles atteignaient en général à la plus rayonnante perfection. Saluons tout de même le courage de Zurich, celui de l’Opéra de Prague avec Jenufa, celui du Bolshoï avec Romeo et Juliette, certaines soirées chorégraphiques américaines, l’Antigone(sic) qu’apportait l’Opéra de Stuttgart, la création mondiale de Maria Golovin de Menotti, ou les ballets de Maurice Béjart...

(24-31)

Le Ballet

Quels qu’aient été les prestiges du Théâtre et de l’Opéra, la plus large confrontation s’est pourtant déployée dans le Ballet. Langage international, s’il en fut, et qu’anime une vie intense aux quatre coins du monde, le Ballet a triomphé des dizaines de soirs devant des publics exceptionnellement nombreux et divers. Ici encore, le sûr dépassait l’inédit. Quelques-unes des plus fameuses compagnies actuelles se sont succédé, pour l’émerveillement de spectateurs gagnés à la fièvre, de l’information et des comparaisons. Il en manquait peu: le Ballet Royal Danois (mais le Danemark ne participait pas à l’Exposition) ou le New York City Ballet qui, à mon humble avis, demeure le premier de ce temps sous l’impulsion de George Balanchine. Encore, pour celui-ci, avons-nous pu voir quelques danseurs de la troupe, menés par André Eglevsky, dans un étincelant spectacle réduit, et avons-nous retrouvé, à la tête d’autres ensembles, des artistes formés par le célèbre chorégraphe...

La confrontation était redoutable, car elle s’établit vite à un niveau très élevé. Certains en ont pâti, comme le Nederlands Ballet, dont la sympathique jeunesse semblait un peu écrasée, ou comme le Ballet du marquis de Cuevas, toujours riche en étoiles, mais terriblement inégal dans ses inspirations.

On a fait la connaissance du Ballet de l’Opéra de Belgrade, qui assimile les meilleures traditions classiques sans renoncer à sa personnalité. On a revu le Ballet de l’Opéra, dont le rang est si glorieux dans le monde et qui n’a pas livré le meilleur aspect de lui-même, malgré les décors de Chagall pour Daphnis et Chloé, brillants et importuns, et malgré une nouvelle œuvre très impressionnante de Georges Skibine sur le Concerto d’André Jolivet.

Trois pays ont, si l’on ose dire, dominé le débat : l’Angleterre, la Russie et les Etats-Unis. Le Royal Ballet est une grande compagnie, qui ne va pourtant pas sans lacunes. Il se dispose comme un système solaire autour d’un astre. C’est dangereux : Margot Fonteyn a une perfection, une pureté inspirée, qui coupent le souffle, mais une troupe a besoin d’un équilibre plus général. En outre, le Royal Ballet se recommande d’un soin, d’un scrupule, d’une sagesse fidèle qui ont beaucoup de prix, mais qui freinent quelquefois l’élan créateur. Il ressuscite à Covent Garden des chefs-d’œuvre chorégraphiques comme La Belle au bois dormant ou L’Oiseau de feu. Il y apporte de l’ampleur et du zèle. Va-t-il au delà ? Encore une fois le choix des programmes comportait plus de certitude que d’aventure, et des œuvres plus modernes comme Check Mate (Echec et Mat), pour être captivantes, datent déjà de pas mal d’années. Nous aurions aimé voir plus neuf encore. Ajoutons qu’on observe, dans les réalisations du Royal Ballet l’impeccabilité grandiose, la dignité un peu froide, le sens de la féerie, mais aussi les fautes de goût qui caractérisent facilement l’art anglais: décors somptueux et désuets, couleurs mal assorties dans les costumes. (Je me rappelle avoir vu, par exemple, un Macbeth superbe à Stratford, mais où Laurence Olivier lui-même portait une tunique plus ou moins orange et consternante...)

Nous arrivons maintenant au duel russo-américain. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de déplacer l’art vers la politique. Le mot duel n’implique pas un combat. Il signifie seulement que l’U.R.S.S. et les Etats-Unis ont prodigué à Bruxelles les spectacles chorégraphiques, les moyens les plus fascinants et les éléments les plus divergents d’un débat esthétique.

Le Ballet Bolshoï arrivait précédé d’une renommée fabuleuse. Pendant vingt jours, il a attiré à la Monnaie des foules qui payaient des prix insensés pour le voir et qui espéraient y puiser un bonheur jamais atteint. L’attente, dans l’ensemble, n’a pas été déçue. La troupe de Moscou semble inépuisable en ressources techniques et humaines. Si abondante et si riche qu’elle se trouvait presque aussi à l’étroit à la Monnaie que la Monnaie le serait si elle jouait au Théâtre de Poche... Le Bolshoï s’impose par une grandeur souveraine, une formation rigoureuse, une virtuosité individuelle et collective qui laisse rêveur. Ses danseurs et ses danseuses ont résolu tous les problèmes du métier et peuvent s’abandonner, dans une sécurité absolue, à une émotion qui leur est et nous devient profonde.

Comme on eût souhaité que le goût fût aussi parfait que l’âme et la technique... Ce qui frappe très vite et paradoxalement, c’est le conservatisme de la maison. Elle a le droit, certes, d’être le conservatoire de la tradition chorégraphique russe : la mission en est noble et nécessaire. Nulle autre scène, probablement, ne pourrait offrir une Giselle ou un Lac des Cygnes comme ceux du Bolshoï. Mais dès qu’on s’écarte de ceci, les faiblesses altèrent les merveilles. Un ballet plus neuf comme Roméo et Juliette est poignant, admirablement dansé, plein de moments dont le spectateur n’oublie plus la sublimité. Mais les plus hautes vertus du spectacle n’empêchent point qu’on ait constaté de graves défauts. Les décors – même si l’on tient compte de l’adaptation qu’ils ont subie entre le plateau moscovite et celui de Bruxelles – les décors ressemblaient, dans leur luxe banal, à ceux qui ornaient les spectacles de l’Opéra vers 1910, et les costumes, surtout masculins, manquaient absolument d’élégance et d’invention. Il y a là une ostentation qui, à nos yeux, devient terriblement « bourgeoise » et qui n’est pas rare au Bolshoï. Ceux qui ont vu la troupe dans une délirante et vulgaire Nuit de Walpurgis n’en sont pas encore revenus. Ce ballet faustien dépassait encore en conventions révolues et en esprit naïf l’Hommage à la Reine que le Royal Ballet avait eu la mauvaise idée d’amener ici...

Je sais bien que beaucoup de spectateurs et de bons juges tenaient ces défauts pour négligeables devant la splendeur de la danse et se déclaraient prêts à les pardonner tout de suite. On se demande pourquoi il faudrait en absoudre le Bolshoï quand on les reproche au Royal Ballet – car les erreurs se ressemblent curieusement à Londres et à Moscou – et pourquoi on épie la moindre défaillance de n’importe quelle compagnie en fermant les yeux sur celles du Bolshoï. L’exigence est un signe d’estime et le Ballet Bolshoï est assez magnifique pour qu’on ne lui passe rien de plus qu’aux autres.

Le ballet américain a certainement fait grande figure à l’Exposition. Il a démontré ses richesses, ses héritages, sa part d’autonomie et quelques égarements. Répétons d’abord qu’il est, comme presque toute la culture américaine, un alliage de l’Europe et de quelques impulsions propres qui tiennent tantôt à l’aspect physique de l’homme du Nouveau Monde, tantôt à une veine personnelle comme le jazz.

L’Europe, c’est la superbe école chorégraphique qu’ont suscitée le passage de beaucoup d’artistes, puis l’installation de George Balanchine à New-York. Regrettons une fois de plus que le New York City Ballet ne soit pas venu: il en était l’illustration la plus convaincante. L’American Ballet Theatre et le Ballet U.S.A. de Jerome Robbins nous en on apporté quelque chose, avec des renouvellements et des transformations qui élargissent très heureusement notre horizon. Qu’une Nora Kaye se fourvoie en dansant encore Giselle, nul ne le nie. Qu’elle interprète Fall River Legend, de Leonard Bernstein dans une chorégraphie d’Agnès de Mille, ou Pillar of Fire, de Schoenberg dans une chorégraphie d’Anthony Tudor, nous découvrons, avec du retard, une des voies que la psychanalyse ouvrait hier au langage classique de la danse.

Plus intense et fascinante encore, la venue de Jerome Robbins. Le jeune chorégraphe américain s’impose par sa fécondité, sa générosité créatrices, une poésie insolite, une audacieuse liberté. Des œuvres somme Fancy Free ou Interplay éclatent de fantaisie; L’Après-Midi d’un Faune est une sorcellerie moderne, étrangement envoûtante. Quant à New York Export : Opus Jazz, sur une partition de Robert Prince, c’est la plus exaltante insertion du jazz dans la chorégraphie, une sorte d’abstraction ou de synthèse d’une sensualité, d’une beauté inoubliables.

Que le ballet américain n’évite pas çà et là, une erreur ou une faute de goût, on en convient. Il me paraît excessif de les attribuer à son américanisme. D’autres en commettent de plus gênantes (même et surtout ce curieux génie de Maurice Béjart...) et les exécutions balanchiniennes des danseurs de New York comme les plus belles trouvailles de Jerome Robbins plaident au contraire pour une rigueur et un style qu’on gagnerait à imiter ailleurs.

Nous sommes ainsi faits, en Europe, que nous considérons telles de nos erreurs comme des accidents et telles erreurs américaines comme une seconde nature. La tenue de vingt ou de cent spectacles new yorkais (sic), les défaillances de vingt ou de cent spectacles parisiens ou moscovites n’y changent guère. Les préjugés sont tenaces...

Le Folklore

Un domaine luxuriant et coloré nous a été ouvert par de nombreuses troupes qui ne se réclamaient pas de la tradition chorégraphique internationale. Les unes apportaient leur propre tradition telle que le folklore l’entretient. Les autres, leur propre tradition telle qu’une longue civilisation l’a élaborée ou achevée.

Il va de soi que le Ballet japonais n’appartient pas au simple folklore. Il s’articule sur une technique et une éthique particulières, dont le raffinement est extrême. Confessons qu’il a pour nous des charmes qui doivent être, pour lui, des éléments relativement accessoires : décors délicats, costumes où miroitent toutes les couleurs. Dans son sens profond, il s’écarte autant qu’il est possible de nos conceptions : la danse y tasse le corps plus qu’elle ne le libère, l’expression se cache plus qu’elle ne se traduit, et les codes de son symbolisme nous restent souvent fermés.

Des remarques analogues s’appliqueraient à l’art chinois tel que nous le propose l’Opéra de Pékin. Nous manquons de la « grille » qui nous permette le déchiffrement véritable. Nous applaudissons un exotisme rutilant et des caractères qui lui apportent un grand brio extérieur: acrobatie, prouesses athlétiques, etc. Cet effort de communicabilité que les Chinois consentent et que les Japonais refusent paie sans retard. L’altération et les vulgarités passagères du spectacle enchantent un public qui croit avoir découvert la Chine. Les plus purs des Chinois doivent sourire à notre insu...

La danse espagnole a brillé sous sa forme évoluée, grâce au Tricorne de Manuel de Falla, où Antonio, ce feu scandé, a réparé si bien les dégâts que sa présence avait causée dans la Vie brève. Sous sa forme folklorique, elle n’a pas dépassé l’échantillonnage assez terne des provinces ibériques. Même limité au simple folklore, un spectacle folklorique subit les lois du spectacle : il a besoin d’une mise en œuvre et d’un rythme général dont les Coros y Danzas étaient dangereusement dépourvus.

Le meilleur du folklore est venu massivement de l’Europe orientale: ensembles polonais, ukrainiens, groupes des républiques soviétiques, choeurs et danses de l’Armée rouge. Les pays de l’Est entretiennent incontestablement leurs trésors populaires avec autant de maîtrise que de ferveur. Le sommet, on l’a connu avec le Ballet d’Igor Moïsséev, transfiguré par la personnalité puissante de son chef et chorégraphe. Des dizaines d’hommes et de femmes y atteignent à une force, une souplesse et une unité prodigieuses. Une constatation curieuse néanmoins : les danses venues de diverses traditions séculaires y sont supérieures à celles que Moïsséev demande à des thèmes contemporains ou à des « scènes de la vie soviétique » : ici le goût est moins sûr, même dans cette danse des Partisans, saisissante, puis discutable.

Dans l’ensemble, les spectacles folkloriques ont électrisé les foules. On s’en réjouit, encore que le jugement des spectateurs ait glissé souvent dans la confusion des valeurs. Enthousiasmé, avec une précipitation qu’on peut trouver irritante ou naïve, le public croyait découvrir soudain quelque chose comme un retour aux sources ou une purification et s’apprêtait à penser que le folklore dépasse les arts plus savants. C’est une aberration vaguement rousseauiste, que stimulait un engouement candide pour tout ce qui vient de l’Est. Quelle que soit la saveur de l’art populaire, on a le droit d’estimer que l’homme n’a pas reculé lorsqu’il s’en est dégagé pour aller vers des formes plus travaillées ou plus raffinées. Il existe à notre époque une préciosité à rebours, qui s’enchante à se renier. Les gens ne résistent pas aux battements des bottes, aux coiffes enrubannées ou aux jupes bariolées. Le chemin qui va de ces bonheurs-là, délectables et légitimes d’ailleurs, à ceux que procure une chorégraphie de Balanchine ou de Lavrovsky (Roméo et Juliette au Bolshoï) n’est pas celui d’une pureté perdue. Il est exactement celui qui conduit d’Auprès de ma blonde à un concerto de Mozart, un lied de Schumann ou aux Carmina Burana de Carl Orff.

La Belgique

La Belgique affrontait une comparaison redoutable. Elle l’a fait avec une discrétion que certains ont trouvée excessive. Une représentation dramatique dans chacune de nos deux langues, une soirée de ballets, un spectacle d’opéra: c’est tout ce que l’Exposition a patronné, sur un plan supérieur tout au moins (1). On ne dira pas que nous avons exagéré. On dira sûrement que nous n’avons pas étalé devant nos visiteurs toutes nos possibilités. On ajoutera même que nous n’avons pas eu de chance : nos deux Théâtres Nationaux, le français et le néerlandais, sont restés en deçà de leur véritable richesse. Au moins a-t-on vu naître une œuvre qui demeurera dans notre patrimoine dramatique : le Christophe Colomb de Charles Bertin. Le Théâtre de la Monnaie, pour sa part, a ressuscité avec beaucoup d’allure Céphale et Procris de Grétry. Il essuyait ce soir-là les plâtres du grand Auditorium dont l’équipement fut heureusement complété plus tard.

Mais nous avons offert au pays et à nos hôtes une soirée absolument unique: Changwe Yetu. Peut-être est-ce le plus vif succès du Festival. Pourtant, rien n’était à priori moins sûr, puisque Changwe Yetu se développait sur deux plans distincts dont les publics, en général, ne se confondent pas : une partie ethnographique, assez austère, et dont une certaine monotonie proclamait l’honnêteté, et une partie chorégraphique et rythmique où s’exaltaient ces dieux danseurs, au diadème ondulant, aux cambrures merveilleuses, aux sonnailles lancinantes, que sont les Watusi.

Une âme intensément africaine, originale, secrète, tour à tour primitive et raffinée haletait dans un spectacle dont l’Europe n’avait jamais vu l’équivalent.

Un souvenir pour longtemps

En vérité, le Festival de cet été 1958 (dans son acception globale) aura été une information, une confrontation et un enrichissement dont on ne saurait diminuer la valeur. Leçon de théâtre, de chant, de décoration, de haute technique de la scène, il aura atteint, espérons-le, ceux qui devaient y puiser un enseignement sans second: nos artistes. Avouerai-je en passant que j’ai eu l’impression qu’ils ne s’y précipitaient pas toujours... Le Festival aura atteint aussi un public très large dont il aura, malgré ses propres faiblesses et les snobismes inconsidérés de certains spectateurs, étendu et affiné la culture.

Les joies que nous en avons retirées nous rendront heureux et exigeants, ce qui est excellent. Elles nous laisseront le souvenir d’une année privilégiée où le monde entier a déployé ses fastes et les trésors de ses créateurs. Nul complément n’était plus indiqué pour l’Exposition elle-même. Soixante fois le rideau s’est levé au Heysel, dans Bruxelles et le pays, sur ce qui est, sinon le monde plus humain, ce qu’il y a de plus humain dans le monde.

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(1) Cette étude ne concerne pas les concerts, mais les spectacles