Le ballet-theatre de Paris de Maurice Béjart et Henriques Pimentel

Aux Galas de la Pléiade

Les Beaux-Arts 5 Dec 1958English

item doc

Contextual note
With the article, a biography of Maurice Béjart and a photograph of the 'Transfiguration' from Béjart's "Orphée" was reprinted.

Le 9 et le 10 décembre prochain dans la nouvelle salle du Centre Culturel d’Uccle, le « Ballet-Théâtre de Paris de Maurice Béjart » donnera deux représentations pour les Galas de La Pléiade. Orphée, drame chorégraphique en deux actes en huit tableaux dont la création mondiale vient d’avoir lieu à Liège, au festival des « Nuits de Septembre », sera montré pour la première fois à Bruxelles, après avoir rencontré un énorme succès en Allemagne et avant dêtre présenté à Paris.

Orphée constituera le programme du 9 décembre.

Au programme du 10 décembre figure une autre création récente, dont ce sera la première en Belgique : Juliette, récit chorégraphique en six scènes qui fut réalisé pour le Festival de Devon, en Angleterre, au mois d’octobre. Le programme du second spectacle comporte encore une première en Belgique : Voilà l’Homme, trois sketches chorégraphiques de Maurice Béjart sur une musique concrète de Philippe Arthuis, décors de Jean Desvilles, texte d’Amos Kenan. Et quelques ballets plus anciens : Arcane, La Voix, Etudes rythmiques.

*

Maurice Béjart : ce n’est pas seulement le renouvellement des mouvements et de leur chorégraphie, ce n’est pas seulement l’utilisation des moyens les plus modernes pour le son et les éclairages, l’utilisation de la musique concrète ou d’oeuvres contemporaines, y compris le jazz et des rythmes purs inventés par lui, musiques enregistrées et diffusées dans la salle par des haut-parleurs savamment disséminés; c ‘est avant tout la création d’une forme de spectacle dont le terme « ballet-théâtre » rend le plus fidèlement compte. La danse, pour Maurice Béjart, est un moyen d’expression où la beauté de l’art en soi, l’anecdote, le divertissement, l’expressionnisme symbolique et le rêve sont considérés comme insuffisants, s’ils ne sont transcendés par la mise en évidence d’une idée philosophique, touchant parfois à la métaphysique.

Le « ballet-théâtre » de Maurice Béjart représente l’avant-garde chorégraphique. Et cependant, il est d’une certaine façon à l’opposé de l’avant-garde des autres disciplines artistiques : de l’art abstrait, de la musique expérimentale, du roman nouveau, dont l’objectivité clinique est le fondement. Béjart, au contraire, veut rendre sont art signifiant ; il veut défendre les idées. Il a dégagé la danse des conventions admises pour lui conférer la valeur d’un langage nuancé et direct. Il en a élargi les possibilités expressives pour nous transmettre son message. Maurice Béjart, fils du philosophe Gaston Berger, qui est membre de l’Institut et directeur de l’Enseignement supérieur, a entrepris la gageure de se servir de l’art apparemment le plus limité pour imposer au spectateur une conception de l’homme et de l’univers.

Avant de créer sa première compagnie, qui fut le « Ballet de l’Etoile », en 1954, il s’est rendu à Stockholm et y a travaillé en ce Théâtre de l’Opéra où le cinéaste suédois Ingmar Bergman avait lui-même étudié la mise en scène. Je ne sais s’ils se sont rencontrés, ni s’ils ont pu subir les mêmes influences ; mais sans vouloir établir un parallélisme forcé, il est certain qu’en divers points ils s’apparentent. Ils disent l’un et l’autre la solitude de l’homme dans un univers souvent hostile. La violence et l’érotisme étroitement liés aux manifestations de la vie qu’ils décrivent ne ferment pas totalement la porte à l’humour ni à la tendresse. Mais le chorégraphe, plus dur pour ses semblables que le cinéaste, laisse plus de place finalement à l’espoir. Avec Béjart il y a presque toujours, à la fin du drame, une échappée vers le ciel, tandis qu’avec Bergman le cercle se referme inexorablement sur des questions sans réponses.

La volonté de Béjart de préciser sa pensée l’a déterminé à recourir aux mots. Déjà dans La Symphonie pour un homme seul, un mot éclatait en plein drame et était répété jusqu’à l’obsession : absolument. Mais il émanait d’abord de la volonté des réalisateurs de la musique concrète, Pierre Henry et Pierre Schaeffer, et le chorégraphe en avait seulement exploité les suggestions.

A présent, Béjart lui-même est l’auteur des textes qu’il a introduits dans ses deux dernières créations. Ils sont, comme tout le support sonore de la danse, enregistrés et transmis par haut-parleurs. Il ne s’agit pas d’un commentaire de l’action, mais d’une intervention dramatique qui s’ajoute indispensablement à la danse et à la musique, comme si Béjart cherchait une nouvelle formule d’art totale pour refondre en un seul des arts qui ont été si complètement désintégrés et projetés à la plus extrême limite de leur expression individuelle.

Maurice Béjart, chorégraphe et danseur, est aussi l’auteur de l’argument d’ « Orphée » dont certaines phrases sont énoncées sur la danse même. C’est lui aussi qui choisit les documents sonores puisés notamment au Musée de l’Homme. Il en confia ensuite le montage à Pierre Henry, qui avait déjà réalisé avec Pierre Schaeffer un « Voile d’Orphée », en musique concrète. En exergue ces mots de Rainer Maria Rilke, extraits des « Sonnets à Orphée » : « Chanter, c’est être ». L’auteur renouvelle l’antique légende en défendant une idée qui lui est chère : la solitude de l’homme qui ne trouve l’espoir et la vérité qu’en s’arrachant au monde, pour la réalisation d’un idéal. Les décors, en matières plastiques, permettant de curieux effets d’éclairage, sont de Rudolf Küfner qui a également dessiné les costumes. Ci-contre une scène du huitième tableau, « Transfiguration » : Orphée (Maurice Béjart) portant son ombre (Michèle Seigneuret) passe de la Mort (Tania Bari) à l’éternité.