L’Orphée de Béjart

Au Centre culturel d’Uccle

Le Soir 11 Dec 1958French

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Grâce à la Pléiade, le public bruxellois a pu voir, au Centre culturel d’Uccle, l’Orphée de Maurice Béjart, dans une présentation scénique plus favorable que lors de la création de l’œuvre à la télévision.

Nous avons dit, à l’époque, les qualités chorégraphiques et esthétiques de ce drame dansé qui transpose dans l’intemporel la vieille légende d’Orphée captif de ses chants et de son destin. Revu sous de nouveaux éclairages, ce ballet nous a paru, en certaines parties, plus solidement structuré, tandis que le dernier tableau perdait un peu de sa magie.

En somme, cet Orphée est si dense, si minutieusement agencé dans sa marche vers la transfiguration finale, qu’il devrait être vu sans interruption. Le dernier entracte provoque une cassure qui brise l’enchantement. La faille serait moins sensible si le choréauteur avait fait, in fine, plus de concessions mélodiques, si l’apothéose avait été écrite dans un style musical plus harmonieux, orchestré ou non, accordé au triomphe du lyrisme.

Cette remarque ne diminue en rien l’admiration que l’on éprouve devant cette robuste composition qui évoque le drame universel de l’expression poétique, la tragédie du chant libre. De l’exotisme initial – où l’on reconnaît des rythmes asiatiques et des cadences africaines – jusqu’au rude hellénisme des invocations orphiques se déroule le roman du poète, l’épopée du barde qui est de partout et de tous les temps. Ceux qui mettent le poète à mort après avoir refusé de l’entendre, ce sont aussi des hommes d’aujourd’hui ainsi que le rappellent jupes et vareuses répondant à la nudité primitive des premiers tableaux.

Un style

On n’en finirait pas de classer les thèmes, d’expliciter les symboles et de dénombrer les images qui s’accumulent dans cette rhapsodie pour un poète seul. Ce qu’il faut souligner, c’est la présence d’un style qui s’affirme par les redites. Un grand chorégraphe peut avoir, comme tel écrivain de classe, ses tics d’écriture. Quand Béjart se répète, c’est qu’il est maître d’un langage qui vise moins à surprendre qu’à affirmer sa force syntaxique.

Nous dirons même plus : nous ne sommes nullement gênés de noter que telle mimique de Béjart est chaplinesque ou que tel geste semble s’apparenter à la démarche de Marceau. On citera tantôt Cocteau, tantôt Ram Gopal, tantôt la parade barbare de Piège de lumière. Coïncidences et rencontres ont ici une valeur de signe : Béjart est au carrefour de plusieurs modes modernes d’expression et il « recompose » sans s’acharner à faire constamment de l’insolite à tout prix. Il contribue ainsi à créer une esthétique nouvelle du spectacle chorégraphique, et c’est cela qui importe. Qu’on puisse rapprocher cette expérience du néo-expressionnisme allemand, c’est secondaire puisque toute l’éducation d’un certain public est encore à faire en ce qui concerne l’art du ballet.

Une étape

Louons non seulement le chorégraphe et le metteur en scène, mais aussi le danseur qui assume le rôle écrasant de cet Orphée acrobatique. Quant à Michèle Seigneuret, on sait avec quelle docilité intuitive elle a épousé le style Béjart, au point qu’on ne peut concevoir une autre interprète qu’elle pour l’Ombre. Le jeune Patrick Belda révèle un tempérament dramatique qui gagne de mois en mois en assurance. Thania Bari, elle aussi, est entrée dans le jeu, dès le début de la compagnie, avec une louable souplesse. Janine Monin a repris la place de Nicole Amigues. Elle est Vénus et la Mort avec ce qu’il faut de sensibilité et d’intelligence pour ce personnage complexe.

Nous verrons demain le Ballet-Théâtre de Paris dans un spectacle plus varié. En attendant, il nous plaît de redire qu’Orphée marque une étape dans l’histoire du ballet moderne. L’œuvre désarticule les gestes, les idées, les sentiments et les rythmes comme le fait tel film de Bergman – Le Septième Sceau, par exemple – mais avec les moyens propres à la danse. Dans le registre de la violence lyrique, dans l’élan de la plongée métaphysique, le ballet moderne est encore à la recherche de sa prosodie et il est sur ce point, distancé par le film, le langage chorégraphique étant plus rudimentaire, plus grammatical, que la langue imagée et ductile du cinéma.