L’Avenir du ballet

LA DANSE

Le Soir 12 Sep 1958French

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Contextual note
This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.

A présent que s‘achève le festival chorégraphique dont l’Exposition de Bruxelles fut le cadre ou le prétexte, on pourrait se poser des questions touchant l’avenir du ballet, esquisser un bilan, faire le point. Mais si l’ensemble des spectacles de danse a constitué un festival, on ne peut affirmer que la succession des différentes troupes classiques ou folkloriques qui ont défilé au Heysel ou extra-muros ait eu la valeur d’une compétition.

Ne retenons aujourd’hui qu’un aspect de l’art chorégraphique : ses thèmes d’inspiration. Après avoir vu le Bolchoï, le Royal Ballet britannique, l’Opéra de Paris, l’American Ballet, le Nederlands Ballet, et tant d’autres, on peut se demander si l’art chorégraphique suit une évolution parallèle à celle des autres arts. Connaît-il l’engagement ou la querelle du figuratif et de l’abstrait ? Tend-il à intégrer l’humain, avec ses exigences individuelles, sociales, politiques ou simplement humanistes ?

Nous basant sur les rencontres dont l’Exposition, la Monnaie et le palais des Beaux-Arts furent le cadre. Nous pouvons arriver à cerner quelques principes, lesquels n’auront guère qu’une valeur provisoire dans cet univers mouvant qu’est celui de la danse.

Une expression d’art

Pour les véritables choréphiles, le ballet doit être tout d’abord, une expression d’art dont la danse est le centre. Il leur importe peu, dès lors que le ballet ait ou non un argument. Si le ballet est bâti sur un livret ou sur un scénario, le balletomane appartenant à une élite marquera quelque préférence pur un ballet d’inspiration moderne, mais il ne repoussera pas le ballet mythologique. Le Prométhée régie par Béjart pour Miskovitch prouve que l’antiquité n’a pas fini de nous fournir des thèmes d’ailleurs éternels.

Tel est le point de vue de l’élite. Mais il nous faut considérer un autre aspect : l’éducation populaire.

Si le ballet du Bolchoï s’attache, d’une part à maintenir, dans leur forme traditionnelle, les classiques du répertoire (Giselle et le Lac des Cygnes), on sent fort bien qu’une œuvre telle que le Roméo et Juliette de Prokofieff répond davantage au souci des dirigeants soviétiques de faire servir le ballet à l’éducation populaire. Il suffit d’entendre le commentaire qui se surimprime sur la partition de Prokofieff dans le film réalisé par Lavrovsky pour comprendre que l’accent est mis, dans Roméo, tout autant sur une organisation sociale à base de guerre civile que sur la tragédie amoureuse qui aboutira à la mort des deux adolescents. Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin ce genre de considérations et voir, dans Giselle, le personnage d’Hilarion incarner le serf brimé par le seigneur. Mais les Russes ne cachent pas qu’ils tiennent le ballet pour un moyen efficace d’exprimer des opinions politiques et de défendre des idées sociales. On sait que le Pavot rouge de Glière évoque des épisodes de la lutte du peuple chinois pour son indépendance nationale.

Anecdote et abstraction

Quand le ballet s’adresse à une société dont l’éducation chorégraphique va de pair avec des goûts esthétiques raffinés, le ballet aura tendance à se dégager de l’anecdote. La danse y devient gratuite sinon abstraite. A un public très évolué le choréauteur ne veut rien prouver. Musique et danse tendent alors vers l’art pur. Et on voit même, à mesure que le spectateur s’affine, des ballets à sujet comme Namouna évoluer vers l’abstraction par des avatars qui nous conduiront à Noir et Blanc.

On observe, d’autre part, que dans des ballets dont l’argument est très compliqué, l’attention de l’amateur finit par se détacher de l’action pour se porter quasi exclusivement sur la chorégraphie. Citons encore le cas du ballet où le sujet n’est qu’un prétexte assez flou. C’est le cas du récent Concerto pour piano de Jolivet, qui a inspiré à Skibine une chorégraphie dont les lignes tourmentées ont une valeur plastique qui ne doit plus rien à l’argument initial.

L’écueil, c’est que le ballet pur, réduit au plaisir des pas et des lignes, finit par ne plus susciter qu’un plaisir exclusivement cérébral. Du Palais de Cristal de Balanchine à Etudes de Lander, on voit se dessiner une géométrie qui parle à l’esprit, mais non au cœur. Et même lorsqu’un William Dollar, disciple de Balanchine, prend comme point de départ un prétexte sensible, il est ramené à une sorte de mathématique de la danse.

Un reflet du monde

Qu’est-ce à dire sinon que l’homme aujourd’hui, même lorsqu’il se veut dégagé des émotions faciles, entend trouver dans le ballet un reflet du monde où il vit ? Le ballet-divertissement, le spectateur moyen sait bien qu’il le trouvera à coup sûr dans le domaine résolument mineur du music–hall. L’art chorégraphique digne de ce nom cherche de moins en moins à divertir. Il s’adresse a des hommes plus ou moins engagés et il leur propose des réponses, même lorsque les questions restent informulées.

Si l’expression de « ballet engagé » hérisse ou irrite, on peut lui substituer la notion de ballet problème. De fait, nous n’avons pas encore trouvé le mot qui désignerait avec justesse et pertinence, pour la postérité, des œuvres telles que La Symphonie pour un homme seul de Béjart. Le mot de chorédrame paraît prétentieux. Il faudra bien, cependant, distinguer, dans l’œuvre de Béjart, le ballet noir et le ballet rose, tout comme, dans l’œuvre de Jean Anouilh les pièces noires alternent avec les pièces roses.

Si nous nous arrêtons au nom de Béjart, c’est parce que, dans ces derniers temps, c’est le danseur chorégraphe qui s’est attaché avec le plus d’opiniâtreté au renouvellement des thèmes du ballet. Sa Sonate à trois, inspirée du Huis clos de Sartre, est certes accordée au goût de notre temps pour le problème psychologique projeté en spectacle. En somme, le ballet s’aligne aujourd’hui sur le cinéma et sur le théâtre pour traduire les joies et les angoisses de l’homme moderne.

Le prétexte et l’inspiration

Si nous voulons garder à la danse sa primauté, il faudra bien laisser à l’anecdote son rôle de prétexte. Engagé ou non, le ballet doit être avant tout une œuvre d’art. Or pour atteindre à la valeur artistique, le sujet est, en dernière analyse, secondaire. Comme l’a dit Lifar dans une de ses conférences de l’Institut chorégraphique, « la technique corporelle sera toujours le moteur du renouvellement et du rajeunissement de la danse ».

Cette technique corporelle est déterminée beaucoup moins par le sujet anecdote que par le prétexte qui inspire le choréauteur. Ici l’exemple de la poésie nous éclaire. Des lecteurs superficiels soupirent en disant que tout a été chanté par les poètes, que le lyrisme ne découvre plus de zone vierge à exploiter. Sensibles à ces remarques, des pseudo-poètes célèbrent la machine ou la banalité des jours. Or le véritable poète n’a pas besoin de se désarticuler pour attirer l’attention. Même s’il emprunte les sentiers battus, même s’il chante la nature comme l’ont fait ses devanciers pendant des millénaires, on l’écoutera parce qu’il est réellement poète. On sera sensible à sa voix – qu’elle soit cantilène ou cri – s’il est inspiré, s’il a le don d’émouvoir les cœurs blasés.

Ainsi en est-il pour la danse qui exige la fraîcheur d’inspiration et le don d’émouvoir. Mais peut-être l’élément formel a-t-il ici plus d’importance qu’en poésie où l’on admet la forme libre si elle est soutenue par un lyrisme authentique. Quoi qu’il en soit, on voit bien le parallèle que l’on pourrait établir entre l’expression poétique et l’expression chorégraphique. On montrerait, de part et d’autre, le processus qui va de l’inspiration à la perfection formelle. Ce qui nous amène à une autre proposition : que le thème du ballet soit ancien ou moderne, qu’il soit lyrique ou dramatique, intemporel (c’est à dire éternel) ou lié à l’actuel, toujours prévaudra l’inspiration du choréauteur.

Danse et musique

Des profanes s’étonnent de la longévité d’un ballet tel que Giselle. Ils ne comprennent pas qu’une musique aussi banale que celle d’Adam permette à une œuvre de franchir le cap du siècle. C’est qu’ils sous-estiment la part de lyrisme que recèle la chorégraphie. Comme l’a montré Serge Lifar dans son livre sur Giselle, la danse de ce ballet a fini par enrichir la musique de la partition, parce que cette danse est due à un choréauteur de génie.

Sans rouvrir, à propos de Giselle, l’inépuisable débat entre la danse et la musique, on pourrait examiner brièvement dans quelle mesure la musique est capable d’amener le chorégraphe à rénover le ballet. Après avoir vu plusieurs fois le Roméo et Juliette du Bolchoï, je suis persuadé que la musique de Prokofieff a inspiré directement le choréauteur soviétique. Est-ce uniquement parce que la partition a été écrite pour la danse ? C’est possible. Mais on pourrait citer le cas de chorégraphies de haute qualité réglées sur des partitions qui n’étaient pas destinées originellement à la danse. Cette connivence fortuite entre le musicien et le choréauteur constitue un de ces « bonheurs » qui font partie du mystère de la création chorégraphique. Nous aurons beau établir des règles, des constantes, des schèmes logiques, nous ne pourrons pas expliquer pourquoi tel ballet trouve spontanément une audience enthousiaste, alors que tel autre, plus minutieusement composé, ne franchit pas la rampe.

On cite toujours comme exemple du miracle chorégraphique le Jeune homme et la Mort où Cocteau, appliquant son principe des ‘synchronismes accidentels’, demanda à Roland Petit de régler sa chorégraphie sur la musique de jazz, en se proposant de remplacer celle-ci, pour la générale, par de la musique classique. On sait quel effet fut obtenu, depuis la première, par le choix de la Grande Passacaille de Bach.

Ce que Cocteau a réussi, grâce au génie de l’inspiration, d’autres peuvent-ils l’obtenir par la recherche, par le tâtonnement, par la volonté de faire neuf à tout prix ? Nul n’oserait le prétendre. Et maintes chorégraphies réglées sur de la musique de concert se sont révélées décevantes. Tout au plus peut-on affirmer que le concerto, en détachant une partie de soliste, a plus de chances d’être dansant qu’une symphonie, malgré la réussite du Palais de Cristal.

Bref, ne tablons pas sur des bonheurs occasionnels : une étroite collaboration entre le compositeur et le choréauteur sera toujours à la base du ballet de qualité.

Les valeurs esthétiques

Quelle que soit la part de la musique et celle des arts plastiques dans le spectacle chorégraphique, le renouvellement du ballet sera lié à la primauté qui sera finalement attribuée aux valeurs esthétiques.

L’exemple du cinéma peut ici éclairer notre propos. De même que l’élite laisse au gros public le culte de la vedette pour accorder plus d’importance à l’apport personnel du cinéaste, de même les amateurs éclairés s’attachent avant tout, dans le ballet, à la création du choréauteur. Les grands ballets du répertoire sont entrés dans l’histoire à cause d’une signification esthétique qui seule émerge du bruit créé, artificiellement parfois, autour de leurs interprètes.

Cette constatation devrait ramener nos danseuses et nos danseurs à plus de modestie et , d’autre part, inciter à la prudence les maîtres de ballet qui s’improvisent choréauteurs. Il ne suffit pas de puiser dans la mythologie ou dans la fable un argument usé en lui collant n’importe quelle musique, tout en demandant un décor au peintre de service. Le ballet se renouvellera si ses artisans (depuis le choréauteur jusqu’au figurant, en passant par le chef machiniste) comprennent qu’ils collaborent à une œuvre d’art, et le spectacle chorégraphique ne s’imposera, dans un monde gavé de cinéma et de télévision, qu’en sauvegardant cette harmonie esthétique dont nous avons tenté de dégager les éléments.

Il faut le répéter : le ballet n’est plus comme jadis un spectacle quasi « dèsincarné ». Il tend à réaliser l’idéale fusion des arts et des sentiments humains dans une harmonie qui séduise le cœur autant que l’esprit. Détenant un pouvoir dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure, il ouvre la porte plus large sur les mystérieux domaines que l’homme ne se lasse pas d’explorer depuis les Grecs, celui du Beau et du Bien indissolublement jumelés, celui de la connaissance du Mal, celui de l’amour et de la mort ou celui d’une clarté qui se confond avec la vie.