Les Ballets U.S.A. de Jerome Robbins

Au Pavillon Américain

Le Soir 18 Jul 1958Dutch

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Avec sa petite compagnie de seize danseurs, Jerome Robbins nous arrive de Spolète où il a participé au « Festival des deux mondes ». Au programme figurent trois de ses œuvres dont une création 1958 : New York Export op. Jazz.

« Games »

La soirée de mercredi commença par un ballet de Todd Bolender, Games, réglé sur la suite Pulcinella d’Igor Stravinsky. Depuis 1920 qui vit naître le Pulcinella de Massine aux Ballets Russes, la partition où Stravinsky s’est inspiré de Pergolèse a séduit maints chorégraphes, et notamment Maurice Béjart dont nous avons dit, en septembre dernier qu’il avait composé une fantaisie allègre dans le chatoyant sillage de la Commedia dell arte.

Todd Bolender s’est contenté, quant à lui, de l’argument un peu puéril de la chaise musicale. Quatre filles en tutu et deux garçons en collant… et gilet se disputent cinq chaises. Le perdant resté debout se lance chaque fois dans un solo auquel se joignent finalement les « assis ». Ce prétexte ne favorise guère la diversité, sauf dans le Vivo où apparaît la note burlesque. Si l’on admet que la syntaxe classique peut être à ce point désarticulée, on trouvera que ce divertissement ne manque pas de charme.

« Jazz concert »

Et voici la nouveauté : New York Export op. Jazz réglé par Jerome Robbins sur le Jazz Concert de Robert Prince. Le choréauteur a voulu styliser la danse populaire des Etats-Unis en laissant transparaître ses origines africaines et sud-américaines. L’accent est mis sur la jeunesse de l’interprétation et sur l’intensité de l’expression collective. Dès lors, ce ballet abstrait rejoint l’éthique, répondant ainsi aux objections de ceux qui déclarent l’argument indispensable à l’émotion esthétique.

Mais voyons l’élément formel de cette « symphonie pour des jeunes seuls ». On est frappé, tout d’abord, par l’étroite connivence entre les décors non figuratifs et la musique, par l’originalité des « entrées » en évolution marchante, par le jeu des couleurs provoqué uniquement par les bustes, les jambes étant gainées de noir.

Le ballet est extrêmement musical, les gestes les plus désordonnés obéissant aux injonctions du rythme. Que les danseurs s’agglutinent, décomposent les groupes, se jumellent en couples ou se rangent en lignes, toujours – surtout dans le premier mouvement – ils semblent suivre docilement un rite dicté : l’effet obtenu est puissant.

Sans doute est-il malaisé de maintenir cette densité pendant tout un ballet. Le choréauteur a tenté de varier les postures en substituant aux banales reptations des recroquevillements à même le sol et de brusques détentes. Où il a pleinement réussi à faire retenir une note nouvelle, c’est dans le « passage for two » dansé par Wilma Curley et John Jones où l’adage devient une sorte de « transe à deux », concentrant dans la lenteur l’ardent désir la nostalgie des joies primitives, tout ce que peut suggérer un couple esquissant une « parade » d’une beauté insolite, quasi magique lorsque le mâle est un garçon de couleur.

Du point de vue de la technique, il faudrait dire l’originalité des portés qui se terminent en replis, en ramassés, ou encore l’heureuse rencontre d’attitudes orientales et de déchaînement du type « rock and roll ». Quelques touches de vulgarité déparent cette œuvre qui eût gagné en force à être plus concise, plus rigoureuse dans la dernière partie. Le premier mouvement, d’une ordonnance impeccable, et le pas de deux eussent suffi à imposer cette robuste composition chorégraphique.

Debussy ne voyait certes pas son chèvre-pied parmi les buildings. A la célèbre vision du Faune imaginé par Nijinsky puis par Lifar, Jerome Robbins substitue un intermède de studio. Un danseur couché sur le sol, torse nu, traduit sa rêverie par des poses nonchalantes. Il est visité par une Nymphe qui vient faire de la barre puis se retire à reculons en laissant son partenaire pantois, interdit, perclus de tumidité (sic).

Libre aux tenants de la modernité à tout prix de s’extasier devant cette interprétation urbaine d’une œuvre toute baignée d’une aura pastorale. L’admirable musique de Debussy où passent des modulations de pipeaux est essentiellement bucolique. Elle appelle le plein air et des images sensuelles, voire érotiques. Nous sommes à mille lieues de là avec cette transposition que défendent tant bien que mal Jay Norman et Wilma Curley.

La profanation est plus grave avec le ballet final, où la musique de Chopin sert de soutènement à un sketch dont le burlesque atteint un mauvais goût inouï dans le monde du ballet. Cette élucubration de Jerome Robbins est digne tout au plus du cirque ou du music-hall de bas étage.

Tandis qu’un pianiste exécute – c’est le cas de le dire – du Chopin, on assiste à un défilé grotesque d’auditeurs affligés chacun d’un ridicule. On croit que la « chaise musicale » de Games va recommencer. Ce serait un festival de chaises à la Ionesco. Mais après une insignifiante pantomime, un groupe de danseuses parodie les Sylphides en se trompant volontairement, en saccageant, avec un sadisme d’iconoclastes, les délicates images du ballet blanc. Nous renonçons à décrire ce que devient ce Chopin travesti lorsqu’il s’agit d’évoquer la pluie ou le vol du papillon (dansé par Babbitt, cigarillo en bouche et, évidemment, chapeau sur la tête). C’est la couche de confiture sur la tranche de jambon…

On ne voudrait pas juger Jerome Robbins sur ce programme où voisinent le meilleur et le pire. Individualiste à outrance, Robbins est le chorégraphe du bon plaisir. Encore faut-il que ce plaisir soit de qualité. On peut faire de la bouffonnerie sans manquer de goût, ainsi que l’a prouvé Maurice Béjart dans la Belle au boa. Entre le ballet bouffe et ce Chopin de baraque foraine, il y a toute la marge de la confusion des genres.