Roméo et Juliette

Le Bolchoï à la Monnaie

Le Soir 6 Jul 1958French

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Depuis trois ou quatre ans, le cinéma nous avait révélé le Roméo et Juliette de Prokofieff interprété par le Bolchoï. A présent que nous avons vu la version scénique de ce même ballet, nous ne sommes pas loin de penser que c’est un des trois ou quatre chefs-d’œuvre de l’art chorégraphique au XXe siècle.

Et cependant le plateau de la Monnaie semblait fort exigu pour les scènes de rues et pour le bal chez les Capulet. C’est au point qu’il faut inviter avec insistance les spectateurs de la Monnaie à revoir le ballet dans la réalisation cinématographique dirigée, d’ailleurs par le même metteur en scène : Léonide Lavrovski. Les deux versions se complètent et donnent la mesure de cette œuvre dominée par une partition d’une superbe architecture orchestrale.

L’exécution intégrale de cette tragédie dansée laisse loin derrière elle le raccourci de Lifar, à l’Opéra de Paris où les ensembles sont sacrifiés aux pas de deux et aux variations de solistes. Or si le drame shakespearien est centré sur ces déchirantes épousailles de l’amour et de la mort, il ne prend toute sa densité que dans le climat de guerre civile où s’affrontent les deux familles rivales. Ce climat, Lavrovski a sur le recréer d’une manière quasi hallucinante, par une sagace utilisation de l’espace et des masses.

Jeu collectif

Ce qui frappe, tout d’abord, dans l’interprétation du Bolchoï, c’est la participation réelle de chaque exécutant au déroulement de l’action. Jamais un figurant ne reste figé en marge du drame : il est présent et actif comme s’il était intimement impliqué dans le jeu des protagonistes. Certes, ce réalisme est dicté par un souci d’éducation populaire. En Russie, le spectateur le moins averti doit comprendre ce qu’était l’esprit de caste dans une ville italienne de la Renaissance. Il doit frémir avec les amants, s’indigner devant la morgue seigneuriale de Tybalt ou devant l’intransigeance du père Capulet.

Cet aspect d’imagerie peut nous paraître naïf. On comprend peu à peu qu’il est inséparable de la composition chorégraphique et qu’il est accordé à l’ordonnance de l’édifice. Bien sûr, tout ce qui se passe, en intermède, sur le proscénium, n’ajoute rien à la texture de l’œuvre, ‘le procédé est artificiel, mais nous préférons ces ajoutés ou ces transitions un peu appuyées à une mutilation de la partition ou à un interlude non illustré. Il est bon que le ballet de Prokofieff nous soit présenté dans son authentique conception russe. Une adaptation à la sensibilité occidentale nous eût fait perdre une fructueuse confrontation avec la manière slave de traduire Shakespeare en ballet.

Dans cette œuvre devenue unanimiste, les premier rôles, tout en gardant la vedette, s’intègrent plus harmonieusement dans la vie du drame, et il importe relativement peu, dès lors, contrairement à ce que pensent les « obsédés de l’étoile », que Juliette soit incarnée par Gaina Oulanova ou par Raissa Stroutchkova. Celle-ci – moins menue que la Juliette « physiquement idéale » du type Liane Daydé – a fait montre de qualités dramatiques qui la haussent au tout premier rang des grandes interprètes de l’héroïne shakespearienne ; C’est non seulement une émouvante danseuse, mais une tragédienne de classe. Son partenaire Jdanov, vigoureux porteur, manque un peu d’élévation.

Fresque vivante

On voudrait isoler, pour les mettre en relief, quelques hauts moments de cette fresque vivante où grouille tout un monde de passions : la première rencontre de Juliette et de Roméo illustrée par un admirable pas de deux où, dans un audacieux porté, la danseuse s’agenouille sur la poitrine de son partenaire, la mort lent de Mercutio (Vladimir Levachov) le duel entre Roméo et Tybalt, chaque entrechoc d’épées étant « provoqué » par l’inépuisable jaillissement d’une musique splendide, et enfin le double suicide des amant juvéniles.

Notre goût se porte plus volontiers vers la sobriété et vers la concision, et nous n’aimons guère les effets appuyés (telle l’opposition des fleurs et du crâne dans la cellule du père Laurent). On eût pu supprimer aussi, pour une scène trop étroite, certaines évolutions processionnantes qui ne prennent leur sens spectaculaire que sur une aire très vaste. Mais dans une œuvre de cette opulence dramatique et musicale, emportée par un élan collectif vers une expression d’art, tout finit par composer, comme disait Claudel. On oublie les horribles candélabres des Capulet, l’inélégance des costumes masculins, le manque de fraîcheur des décors pour ne retenir que le puissant frémissement de ce fleuve coloré. Tel qu’il est conçu et joué par des Russes, ce ballet rejoint la noble lignée de la tragédie grecque. Dans ce Roméo et Juliette la danse redevient, au reste, hiératique et rituelle comme chez Sophocle ou Euripide. Nous reviendrons là-dessus quelque jour.

Nulle troupe n’est plus qualifiée que celle du Bolchoï, redisons-le, pour illustrer la géniale partition de Prokofieff. C’est le panneau central de l’imposant triptyque présenté par les Russes au festival mondial. Il nous reste à voir le troisième volet, français celui-là : Giselle.