La chorégraphie moderne absente de l’exposition

LA DANSE

Le Soir 29 May 1958French

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Contextual note
This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.

Les manifestations chorégraphiques vont se multiplier à Bruxelles et dans toute la Belgique pendant la durée de l’Exposition. On y verra défiler les grandes compagnies ‘classiques’ et d’innombrables groupes interprétant des danses exotiques ou folkloriques. Mais la part faite à la danse moderne y sera extrêmement réduite, à moins d’engagements de dernière minute.

Alors que, dans le domaine de l’architecture et des arts plastiques, les formules les plus audacieuses auront reçu le plus large accueil dans la capitale belge, la recherche chorégraphique n’aura pas trouvé, au Heysel ou ailleurs, un terrain d’exposition pour ses expériences.

Il est inutile d’épiloguer longuement là-dessus. On nous dira que les artistes de la danse libre sont des francs-tireurs, qu’ils ne sont pas organisés pour se défendre ou que la danse expérimentale n’est pas un article d’exportation. Nous répondrons à cela que les six jours de compétition du film expérimental ont fait davantage pour la promotion du septième art que la projection de films commerciaux pendant une année.

Un essai de définition

Quelle est cette danse moderne que nous aurions voulu voir illustrer à Bruxelles ? Il nous suffit, pour le savoir, de feuilleter une publication de l’Ecole supérieure d’études chorégraphiques de Paris. Il s’agit du cours sur la danse moderne professé dans cette école par Dinah Maggie, une critique chorégraphique de Combat.

La danse moderne est-elle expressive, libre ou expressionniste ? Aucun de ces termes ne lui convient, si on en croit Dinah Maggie. Toute danse doit être expressive et libre. Quant au vocable ‘expressionniste’, il a une acception trop locale, trop limitée.

Laissons ces querelles de mots pour approfondir l’idée de modernité et considérer les pionniers de la nouvelle esthétique chorégraphique. Il suffit de suivre pas à pas l’exposé de Dinah Maggie, qui a une connaissance approfondie et méthodique de l’histoire de la danse moderne.

Les précurseurs

Remontant aux précurseurs, Dinah Maggie expose les théories de François Delsarte sur le langage corporel, sur le geste, sur la séméiotique ou science des signes.

Puis elle passe à Loïe Fuller, que suscita une véritable révolution dans la présentation de la danse. Loïe Fuller eut un jour, par hasard, en jouant avec une écharpe, l’idée de créer un numéro spectaculaire consistant à ‘manipuler un grand métrage de soie légère illuminée par des lumières diversement colorées’.

Ce fut la ‘danse serpentine’ où les éclairages avaient le rôle principal, la danseuse n’étant qu’un accessoire. On découvrit ainsi la valeur plastique de la lumière. La danseuse obtenait des effets hallucinants dans telle ‘danse du feu’ qui fut créée à l’Exposition de Paris, en 1900.

Armée de longs bâtons qui prolongeaient ses bras, Loïe Fuller faisait onduler une énorme masse d’étoffes couvrant l’espace scénique. Les ballets fantastiques ainsi réalisés relevaient du music-hall, plus que du théâtre. L’essentiel, c’était qu’une révolution fût opérée dans la mise en scène traditionnelle, révolution dont les Ballets Russes allaient être les premiers bénéficiaires.

Isadora Duncan

Le personnage d’Isadora Duncan a longtemps défrayé la chronique artistique en Europe, où cette Californienne était venue à la recherche de la beauté antique et d’un nouvel évangile esthétique. Il lui suffit, pour cela, d’appliquer les principes de l’harmonie corporelle de Delsarte en s’inspirant de la statuaire grecque. Son caractère de révoltée la lança dans une véritable croisade contre les conventions de la danse académique.

Les idées d’Isodora Duncan trouvèrent un appui auprès du grand chorégraphe Fokine, qui voulait réformer le ballet classique, et tel fut sans doute le résultat le plus tangible des théories naturistes de la danseuse américaine, qui ne codifia nullement son enseignement.

Dalcroze

L’influence d’Emile Jacques-Dalcroze fut plus profonde. Sa célèbre méthode de rythmique consiste, pour une part, à marcher avec la musique, à reproduire ses accents, ses nuances agogiques et dynamiques, ses phrasés, ses crescendos et diminuendos. Les exercices aboutissent à un enrichissement corporel et sensoriel. Elaborée dès 1897, la méthode fut au point en 1906. Le système dalcrozien accorde, pour la danse comme pour la musique, une importance primordiale au travail des réflexes. Il étudie l’espace aussi bien que le temps.

Laban

Un des principaux théoriciens de la danse moderne est certes Rudolf von Laban, qui eut l’occasion de prendre contact avec les cultures orientales en contemplant les derviches. Il ouvrit une école de danse en 1905, et travailla, en Suisse, pendant la guerre 1914-1918, avec Mary Wigman, dont il sera question plus loin.

Tandis que l’esthétique expressionniste gagnait du terrain dans toute l’Europe, la danse expressionniste se développa surtout en Europe centrale. Toutefois, les travaux de Laban sur la danse, sur l’éducation populaire, sur le sport, sont très connus en Angleterre, où on utilise également l’écriture du mouvement dont il est l’auteur, la ‘Labannotation’. Laban enseigne en ce moment encore au ‘Movement Study Centre’, à Addlestone.

Dinah Maggie consacre une bonne part de son exposé aux trois facteurs que Laban considère comme essentiels pour la danse et pour le mouvement en général : l’espace, le temps et le poids. Elle explique ce qu’il faut entendre par l’eucinétique, l’étude de l’harmonie du mouvement.

Mary Wigman

Collaboratrice de Dalcroze et de Laban, Mary Wigman est une des plus actives promotrices de la danse ‘libre’, laquelle dans son esprit doit se se confondre avec un lyrisme allant jusqu’à l’extase. Elle a recours aux improvisations collectives pour la danse de groupe, mais elle tient à sauvegarder la personnalité de l’élève.

Il est curieux de noter, en ce moment où l’on considère la musique concrète comme le fin du fin, que, pour bien marquer la primauté de la danse, Mary Wigman a fait de nombreuses compositions sans musique, tout comme Laban, et qu’elle n’attache que peu d’importance au décor ou au costume. Avant Serge Lifar, dans Icare, elle avait utilisé les instruments de percussion.

Kurt Jooss

Au contraire, c’est par la musique que Kurt Jooss vint à la danse. Il fut très attaché, d’abord, à la méthode Laban, mais il finit par s’en déprendre pour adopter une formule de synthèse associant la technique classique à la technique moderne dans ce qu’il appelle l’essentialisme (’exprimer l’essentiel par les moyens les plus purs’).

Résumant la position de l’auteur de la Table verte, Dinah Maggie écrit : « Profondément musicien, Jooss proclame la liberté de la chorégraphie, art indépendant, à l’égard de la musique. Celle-ci doit être un compagnon et non un dictateur de la danse. C’est pourquoi l’accompagnement sonore – musique ou bruits – de ses ballets est généralement composé a posteriori, ou en collaboration avec le chorégraphe. Certains de ses ballets se déroulent même dans le silence. Pour certains autres, cependant, il choisit de la musique toute faite (il fut même le premier à introduire Purcell en Allemagne) ».

Ruth Saint-Denis

L’évolution de la danse moderne, aux Etats-Unis, a été marquée, comme en Europe, par l’attrait de la danse orientale, attrait que l’on trouve, par exemple, chez Ruth Saint-Denis, qui fonda, avec Ted Shawn, l’Ecole de Denishawn, appelée à devenir la pépinière des chorégraphes américains. Si on y appliquait les méthodes de Delsarte et de Dalcroze, la technique du ballet classique y était pratiquée pieds nus. Dinah Maggie marque très pertinemment tout ce que rapproche Ruth Saint-Denis d’Isadora Duncan et tout ce que sépare les deux théoriciennes.

Martha Graham

Après avoir salué Louis Horst, un autre pionnier de la danse américaine, Dinah Maggie en vient à Martha Graham, qu’on n’a guère vue en Belgique, si on excepte un unique récital à Anvers il y a quelques années. Détail curieux révélé par Dinah Maggie : le père de Martha Graham était psychiatre, et Martha apprit auprès de lui à « juger des mobiles intimes des individus d’après leurs gestes et à détecter le mensonge par la manière dont les gens tenaient leurs mains ».

Formée par l’Ecole Denishawn, Martha Graham prit pour principe « l’affirmation de la vie à travers le mouvement ». Pour cela, elle deva(it), pensait-elle, rompre avec les conventions et les artifices. Elle voulut faire le vide, en elle, pour le combler avec un nouvel acquis. Sa méthode consiste à décomposer les mouvements pour aboutir à une parfaite coordination musculaire, à régler la contraction et la décontraction, grâce à une véritable science de la respiration. Il faudrait parler encore d’un point qui rapproche Martha Graham de Picasso et des architectes modernes : la recherche de formes géométriques qui donnent un nouveau visage à l’abstraction. Il est à noter que Martha Graham crée d’abord le mouvement et fait écrire ensuite la musique, laquelle devient une sorte de fond sonore.

D’autres réalisateurs

Le nom de Doris Humphrey est moins connu que celui de sa compagne de classe Martha Graham, et cependant sa méthode est digne de retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’évolution de la danse moderne. Il en est de même pour Hanya Holm, qui représente la synthèse entre la danse d’Europe centrale et la danse américaine.

Il n’entrait pas dans le propos de Dinah Maggie de développer le chapitre des chorégraphes. On ne trouvera donc pas dans son exposé de longues considérations sur José Limon, Ruth Page, Jérôme Robbins, les Sakharoff et Kreutzberg. Sans doute existe-t-il des travaux en anglais sur ces réalisateurs, mais il nous manque, en français, une synthèse de la danse américaine vue d’Europe. Dinah Maggie pourrait nous donner cette vue d’ensemble, et il est souhaitable qu’elle assume cette tâche tôt ou tard.

Des confrontations nécessaires

En ce temps où il n’est question que d’échange culturels et de confrontations artistiques, on regrette de devoir constater une certaine carence au niveau des ‘panoramas’ européens ou intercontinentaux dans le domaine de la danse et du ballet. Trop de théoriciens s’enferment dans leurs formules, trop de pays pratiquent encore le nationalisme artistique, trop d’esthétiques sont encore liées à des idéologies politiques. L’Exposition de Bruxelles aura, certes, contribué à dissiper des préjugés et a guérir des ignorances, mais l’action amorcée devrait être durable.

Il faut souhaiter, par exemple, que, le jour où les palais du Heysel fermeront leurs portes, des hommes de pensée et des hommes de goût s’attachent à recueillir et à colliger les idées et les images qui auront jailli à le faveur de cette rencontre internationale. Dans quelle mesure l’art chorégraphique aura-t-il bénéficié de la confrontation des cinquante pays ? Il est trop tôt pour formuler ici des pronostics.

On déplorera, en tout cas, qu’ait été écarté le projet d’un concours de jeunes chorégraphes. Cette décision avait été prise pour ne pas ‘doubler’ un concours analogue prévu pour le Festival international de la Danse, à Aix-les-Bains. Cette dernière ville ayant renoncé à son festival, les jeunes chorégraphes n’auront pas eu, cette année, l’occasion de se mesurer en un pacifique tournoi.

Or il y a des occasions perdues que l’on peut retrouver, et on ne voit pas pourquoi la Belgique, après avoir subi les pleins feux de 1958, rentrerait dans la pénombre et ne tenterait pas de promouvoir la recherche chorégraphique. Ce qui a été fait pour la musique et les autres arts pourrait être tenté aussi dans le domaine de Terpsichore. C’est pourquoi nous souhaitons qu’un concours de jeunes chorégraphes soit organisé à Bruxelles en 1959.