Le "rendez-vous manqué" de Françoise Sagan

LA DANSE

Le Soir 6 Feb 1958French

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Contextual note

This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.

Le rendez-vous manqué. Ballet en deux actes was the first theatrical production of the young Françoise Sagan, then 23 years old. Sagan made her sensational debut as a novelist in 1954 with “Bonjour Tristesse”.

Depuis quelque temps, le ballet donne des signes de lassitude, du moins en Occident où il avait pris un singulier essor au lendemain de la Deuxième Guerre. A Paris, les subventionnés (l’Opéra et l’Opéra - Comique) sont devenus « podagres » (c’est le Monde qui le dit) et la moindre création est sans cesse différée. Il faut compter aussi désormais, avec la grève des danseurs…

Quant aux compagnies indépendantes, elles semblent prisonnières des formules déjà éprouvées qui favorisent les tournées mondiales; ou bien elles se disloquent… Roland Petit s’est délibérément tourné vers le music-hall et le cinéma. Or le music-hall – nous l’avons montré le mois dernier, à propos de l’Apprenti fakir – ne peut guère rajeunir le ballet.

Alors on attend du nouveau, quelque bataille d’Hernani de la danse, voire un scandale qui secouerait l’apathie des choréphiles comme ce fut le cas pour le Prélude à l’après-midi d’un faune et pour le Sacre du printemps à l’époque des ballets russes.

Un « roman à danser »

Quand on apprit, il y a quelques mois, que Françoise Sagan avait écrit l’argument d’une œuvre chorégraphique, c’est-à-dire un « roman à danser », on put croire, pendant quelque temps, qu’allait naître le ballet du demi-siècle et que l’auteur de Bonjour tristesse allait apporter au ballet moderne l’élixir de jouvence. A présent que nous avons vu, à Paris, ce Rendez-vous manqué qui n’a cessé, depuis deux mois, de défrayer la chronique de l’actualité, force nous est de dire que Françoise Sagan n’attachera pas son nom à l’art du ballet comme à celui du roman.

Empressons nous d’ajouter, à l’intention des profanes, que l’argument d’un ballet n’a qu’une importance très réduite, et que si l’on a gonflé démesurément le rôle de Françoise Sagan, dans cette affaire, c’est pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’esthétique du ballet. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, précisons qu’il s’agissait de réaliser le ballet des « moins de trente ans » en associant à l’entreprise les noms de Bernard Buffet pour les décors, de Michel Magne pour la musique, et de Roger Vadim pour la mise en scène.

Après tant de bruitage publicitaire, au lendemain de campagnes de presse autour de crédits accordés puis retirés, alors que tous les magazines et le cinéma ont mené autour de ce Rendez-vous manqué une infatigable ronde d’images, il n’est pas facile de faire table rase et de se vider l’esprit de tout ce qui a été dit ou écrit à propos de l’événement chorégraphique de la saison.

C’est cependant ce que nous allons tenter de faire, le critique chorégraphique devant se maintenir sur un plan exclusivement esthétique. Précisons, toutefois, que la version parisienne que nous avons vue diffère sensiblement de la version primitive. Le ballet a été créé, on le sait, dans la principauté de Monaco et, entre Monte-Carlo et Paris, il a subi des modifications qui n’ont rien de définitif. Il y aura, en effet, une version londonienne et, plus tard une version viennoise pour les représentations autrichiennes en plein air, au printemps. Ce caractère fluctuant de l’œuvre est, à nos yeux, une de ses principales faiblesses. Mais n’anticipons pas.

Le 2 fatidique

Dès le lever du rideau, on est plongé dans un climat de modernité : le projecteur éclaire… un tableau de Bernard Buffet où, entre Lui et Elle, figés sur leurs chaises, s’illumine le cadran marquant l’heure du rendez-vous. Le texte de l’argument se lit sur l’écran de toile, comme à l’époque du cinéma muet : « Il est très jeune. L’ayant rencontrée par hasard, il l’aime et il a pu croire, un soir, qu’elle l’aimait aussi. Depuis seulement 2 semaines ils se connaissent. Et pourtant, ce soir, elle lui a promis de laisser partir sans elle, à 2 heures du matin, l’avion de New York (l’avion du mari) et de venir chez lui le rejoindre pour toujours. Elle est encore très jeune. Son mari l’attend chez lui. Mais viendra-t-elle ? »

Ce style d’exposition est-il de Françoise Sagan ou de Bernard Buffet ? Peu importe. Le rideau-écran s se lève et découvre la vaste garçonnière imaginée par Buffet. L’horloge fatidique est réduite à une pendule de cheminée. Le jeune homme (Vladimir Skouratoff) danse, joyeux, tout en mettant la dernière main aux préparatifs de la réception. Il esquisse quelques pas avec le bouquet d’un vase. (Ici intervenait dans la version monégasque, une « danse des fleurs » de style classique, supprimée, nous dit-on, pour alléger le premier acte.)

Le foyer de la haute cheminée s’éclaire, et c’est la « danse des flammes », allégrement martelée à la batterie. Les filles du feu, en maillot rouge, rentrent dans la cheminée tandis que l’orchestre amorce le tic-tac qui va déclencher la « danse des aiguilles », un pas de deux extrêmement original qui est une des parties les plus réussies du ballet. Le porteur tient la danseuse suspendue par la tête et lui imprime un mouvement de balancier, tandis que la musique fait allusion au grignotement des heures et à l’implacable mécanisme d’une horlogerie géante.

L’impatience du jeune homme s’accroît, et il la traduit par de grands jetés en tournant, alternant avec des reptations à la Babilée. Mais le décor change (à vue), et nous voici dans la bibliothèque où trône un piano. Alors commence la partie la plus « américaine » du ballet : la surprise-partie avec ses rythmes de jazz – où Michel Magne s’inspire ouvertement de Gershwin – et ses danses acrobatiques. C’est le triomphe de la fantaisie juvénile, burlesque, qui deviendra vaudevillesque au moment où le voisin indigné incommodé par ce bacchanal, fera irruption dans le petit sabbat subitement calmé. Immédiatement, en effet, le calypso est remplacé par une gavotte très XVIIIme.

Le rock et la vamp

Ce contraste est une autre trouvaille de la chorégraphie. L’effet devait être plus drôle lorsque « l’empêcheur de danser en rock » était un agent de police en uniforme. Mais convenait-il qu’un gardien de l’ordre acceptât drink après drink au point de se livrer ensuite à une danse endiablée, étourdissante de drôlerie ? L’homme en pyjama (Stephan Preston) devient la vedette du gang dansant jusqu’au moment où une acariâtre épouse en bigoudis vient l’arracher aux délices de ces saturnales.

Parmi les hôtes bruyants et bientôt intempestifs s’est glissée une vamp (Noëlle Adam) qui va se charger d’arracher le jeune homme à la tristesse. Et c’est ici que se place la fameuse scène de la salle de bains qui fut supprimée à Monaco à la demande du prince Rainier. Peut-être est-ce le décor trop réaliste de Bernard Buffet qui accuse trop nettement l’érotisme de ce pas de deux ? Tous les accessoires y sont, et la chasse d’eau y est du modèle le moins discret. Nous avons appris, depuis les Diaboliques, qu’il y a un sadisme de la salle de bains, devenue ici « le dernier salon où l’on danse ».

Faut-il s’appesantir là-dessus ? On sait que l’univers de Françoise Sagan est amoral et que, dès lors, un ballet inspiré par elle ne peut rien avoir de commun avec Coppélia ou avec le Lac des cygnes. On a comparé cette scène du Rendez-vous manqué avec la Cage de Robbins, type du ballet érotique et psychanalytique. Le chorégraphe de la surprise-partie, Don Lurio, étant américain, lui aussi, le parallèle peut paraître pertinent, mais les intentions diffèrent totalement. Si la vamp est, pour le Jeune Homme, le transfert de l’amour manqué, là se borne l’analogie avec une œuvre freudienne telle que la Cage.

Flash-back

Au deuxième acte, c’est John Taras qui reprend la chorégraphie, comme au premier tableau. C’est le retour en arrière, le flash-back du cinéma. Le Jeune Homme revoit tour à tour, au gré des changements de décor, sa première rencontre avec la Jeune Femme (Toni Lander) devant un kiosque à musique, le premier rendez vous devant une bijouterie, la première étreinte dans une chambre que l’art de Bernard Buffet rend sordide, tandis que la toile de fond propose au spectateur une devise pseudo-philosophique : « Là où on se perd, là où on se trouve ».

Ici encore le pas de deux se veut audacieux non seulement dans la situation (au sens existentialiste d’un amour « en situation »), mais dans la technique qui recourt à des emmêlements et à une gymnastique fort éloignée – faut-il le préciser ? – de l’académisme. Dirons-nous que la chorégraphie de John Taras est indigente ? Elle a le mérite d’être accordée à l’esprit d’une œuvre qui entend mettre en relief, dans une note moderne, le vieux thème de l’amour inaccompli et nostalgique. L’originalité du ballet apparaît davantage, redisons-le, dans les trouvailles de la mise en scène signée par Roger Vadim. Au dernier tableau, l’écran transparent sur lequel se profilent des silhouettes fugitives traduit bien le caractère éphémère de l’amour, son passage insaisissable. Un commentaire philosophique pourrait invoquer la caverne de Platon. Mais le mélange des styles utilisés ici exclut toute idée de système, tout essai de synthèse. Ces ombres chinoises dont la mobilité se perd dans le flou nous ramènent, après tout, à une esthétique simpliste, au rudiment de l’allusif.

Juliette de New York

John Taras n’ignore pas la tentation du dépouillement. Il fait évoluer ses personnages en maillot sombre un peu à la manière de Maurice Béjart dans la Symphonie pour un homme seul, mais sans atteindre jamais cette pureté linéaire et cette intensité d’expression qui caractérisent l’œuvre de Béjart. Autre rappel : celui de Janine Charrat, notamment dans la séquence des liens qui entravent la liberté de l’homme. Celui-ci finit par s’empoisonner dans la solitude du désespoir. Elle, telle une Juliette évadée du sommeil, arrivera trop tard, mais croyant son amant endormi, elle continuera à danser, inconsciente et légère.

Ainsi s’achève, sur un certain sourire ambigu et désolé, cette œuvre indécise, jamais achevée, comme telle Symphonie berçant les illusions romanesques. Voici donc le visage du romantisme de 1958, éclairé par les feux de rampe du ballet. Peut-être un jour une thèse d’esthétique comparée opposera-t-elle ce « roman dansé » de Françoise Sagan à Giselle. Soyons sans préjugés aussi sur les audaces des étudiants… et des professeurs de demain ou d’après demain.

Une oeuvre fluctuante

En attendant, l’œuvre n’a pas trouvé, nous l’avons dit, ses assises définitives. Et il est peu probable qu’elle atteigne jamais l’unité chorégraphique que cherchent vainement, dans les studios-laboratoires d’Allemagne et d’Amérique, ceux qui prétendent mélanger, dans une même œuvre, le classique et la danse libre. Quant à la musique de Michel Magne, elle est trop composite pour s’élever au-dessus des orchestrations qui, en deçà et au-delà de l’Atlantique, servent de fond sonore à un film.

Reste le décor de Bernard Buffet dont la renommée de peintre comblé n’a vraiment nul besoin de ce supplément de vogue. Pour un artiste de sa valeur, il était, toutefois dans la logique du succès de faire partie de l’équipage des Argonautes de moins de trente ans et de mettre les… toiles vers quelque Colchide où l’on décrocherait une nouvelle Toison d’Or.

A cette œuvre désarticulée, sinon invertébrée qu’est le Rendez-vous manqué, il eût fallu la patte d’un grand créateur imprimant son style et son métier en même temps que son nom à cette fusion de plusieurs arts qu’est un ballet. Il peut être amusant de surprendre le public, mais que restera-t-il… une fois la surprise partie ?